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La guerre technologique entre la Chine et les USA

Indo-Pacifique : le commerce pour empêcher la guerre ?

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 23 mars 2022 |
4 min. de lecture
Pierre Grosser
Pierre Grosser
professeur d'histoire à Sciences Po Paris
En bref
  • L’idée d’un régionalisme ouvert facilitant les échanges commerciaux Asie-Pacifique est au départ un compromis entre les États-Unis et un Japon dont ils craignent la puissance économique.
  • Dès les années 1990, la montée en puissance de la Chine a suscité des interrogations, mais l’intégration commerciale se poursuit.
  • C’est vers 2007 que le défi chinois précipite un rapprochement entre l’Amérique et l’Inde, avec l’apparition du thème de l’Indo-Pacifique.
  • Depuis dix ans la politique chinoise dans la région devient plus assertive, et les craintes qui avaient entouré l’essor japonais resurgissent.
  • Tout récemment cet espace qui avait été conçu pour neutraliser un conflit (économique) est redevenu un espace de confrontation économique, politique, et stratégique.

L’Indo-Pacifique est de plus en plus perçu comme un espace de con­fronta­tion, alors qu’il était présen­té depuis plusieurs décen­nies comme le mod­èle achevé du « doux com­merce », avec des rela­tions apaisées par les échanges com­mer­ci­aux. Ce mod­èle était-il une illusion ?

Pierre Gross­er. Non, mais il a une his­toire. L’expression « Asie-Paci­fique » émerge à la fin des années 1980. Le con­texte géoé­conomique est alors mar­qué par la fin de la guerre froide, un Japon tri­om­phant venant pren­dre la place de l’URSS comme défi n° 1 pour les États-Unis. À Wash­ing­ton, on perçoit alors le risque d’un « recen­trage asi­a­tique ». Si pour les Améri­cains il y a une place à pren­dre dans ce qu’on décrit alors comme le « siè­cle du Paci­fique », la puis­sance des économies asi­a­tiques (Japon, mais aus­si Drag­ons et bien­tôt Tigres) leur appa­raît aus­si comme un défi. Le Paci­fique est alors un espace d’échanges com­mer­ci­aux, mais qui creusent les déficits des États-Unis.

L’APEC (1989) est une manière pour les États-Unis et l’Australie d’éviter la con­sti­tu­tion d’un bloc asi­a­tique et de dévelop­per un région­al­isme ouvert facil­i­tant les échanges Asie-Paci­fique. Le Japon est d’accord, notam­ment parce que ses dirigeants craig­nent d’être accusés par Wash­ing­ton de revenir à l’asiatisme des années 1930, avec dom­i­na­tion par Tokyo.

Dans les années 1990, des som­mets sont organ­isés régulière­ment et un grand espace de libre-échange se développe. Cette réal­ité n’a pas dis­paru. Néan­moins, avec la crise de l’OMC dans les années 2000 et la dif­fi­culté gran­dis­sante à négoci­er des accords com­mer­ci­aux mon­di­aux, de mul­ti­ples accords bilatéraux sont signés entre les pays de la région, et désor­mais des accords plus larges (mais Trump a refusé le TPP négo­cié par Obama).

L’entrée de la Chine dans ce jeu bous­cule-t-elle ce par­a­digme du « doux commerce » ?

Elle est ren­due pos­si­ble par la déci­sion du prési­dent Clin­ton, au milieu des années 1990, de dénouer le lien entre com­merce et droits de l’homme — une façon de tourn­er la page Tien­an­men. L’entrée de la Chine à l’OMC en 2001 appa­raît dans un pre­mier temps comme une con­fir­ma­tion de ce cer­cle vertueux entre com­merce, paix, et démocratisation.

Par rap­port aux années 1980 où le Japon avait vrai­ment fait peur (fin 1988, il con­trôlait 50 % des ventes mon­di­ales de semi-con­duc­teurs et on évo­quait alors un « Pearl Har­bor » des com­posants), le début des années 2000 sem­ble mar­qué par une cer­taine naïveté face à la Chine. Per­son­ne alors n’imaginait sa mon­tée en gamme tech­nologique ni ses effets destruc­teurs sur les emplois indus­triels occidentaux.

À la fin des années 1990, plusieurs débats avaient pour­tant posé des ques­tions cru­ciales. Entre 1996 et 2000, une pre­mière dis­cus­sion porte sur l’accession de la Chine au statut de grande puis­sance, et un livre évoque même la pos­si­bil­ité d’un con­flit. Mais ce débat stratégique et mil­i­taire est vite clos. Au début de la prési­dence Bush, les Améri­cains déci­dent de se con­cen­tr­er sur les « peer com­peti­tors », dont la Chine. Mais les atten­tats du 11-Sep­tem­bre font pass­er au sec­ond plan la réflex­ion sur le défi chi­nois. Aujourd’hui les Améri­cains s’interrogent : ne se sont-ils pas trompés d’ennemi, en s’épuisant dans la guerre glob­ale con­tre le terrorisme ?

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Quand les Améri­cains ont-ils com­mencé à avoir des doutes ?

La crise finan­cière qui com­mence en 2008 ouvre une nou­velle étape : très vite, les Occi­den­taux s’aperçoivent que leurs économies souf­frent alors que la Chine accélère. Certes, il y a une forme d’équilibre : les Améri­cains achè­tent à bon marché des pro­duits chi­nois, les Chi­nois achè­tent en retour de la dette publique améri­caine. Ce duo macroé­conomique est un temps présen­té comme un « G2 », au som­met de la gou­ver­nance mon­di­ale. Mais le parte­naire chi­nois est de plus en plus perçu comme un rival.

Le défi chi­nois est alors for­mulé à tra­vers des images nou­velles, comme le « col­lier de per­les », qui décrit la présence plus « assertive » de Bei­jing en mer de Chine, avec la poldéri­sa­tion qui per­met de trans­former de sim­ples îlots en îles, et surtout l’activisme chi­nois dans l’océan Indi­en : Sri Lan­ka, Birmanie.

Ce con­texte explique le rap­proche­ment accéléré entre les États-Unis et l’Inde. On voit pour la pre­mière fois émerg­er le thème de l’Indo-Pacifique. À l’initiative du Pre­mier min­istre japon­ais Shin­zo Abe, est lancé en 2007 le Dia­logue quadri­latéral pour la sécu­rité (Quadri­lat­er­al Secu­ri­ty Dia­logue, Quad), une coopéra­tion informelle entre les États-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde. Le piv­ot vers l’Asie, qui est affir­mé pleine­ment par Oba­ma en 2011–2012, a en fait com­mencé sous George W. Bush.

Ce piv­ot mar­que-t-il un tour­nant majeur ?

Oui, même s’il faut com­pren­dre qu’il n’est pas tourné con­tre la Chine, dont les Améri­cains ont besoin sur des sujets comme la pro­liféra­tion nucléaire (Corée du Nord, Iran). Le piv­ot traduit d’abord l’ambition de se con­cen­tr­er sur l’Asie, en réin­vestis­sant les organ­i­sa­tions régionales (ASEAN, Shangri-La Dia­logue). Oba­ma évoque un « rebal­anc­ing », mais en ter­mes de troupes déployées, le change­ment est peu sig­ni­fi­catif : avec les con­séquences des révo­lu­tions arabes et l’émergence de Daech, les Améri­cains ne se déga­gent pas du Moyen-Orient.

Ce qui a peut-être plus de portée, alors, est le pro­jet des Routes de la soie lancé par Bei­jing en 2013, qui mar­que une étape nou­velle dans l’affirmation chi­noise. Mais on n’en est pas à la rupture.

C’est sous Trump qu’a lieu la bas­cule, avec un dis­cours du vice-prési­dent Mike Pence en 2018 qui mar­que une rup­ture. Les Européens sont hors-jeu : seuls les Bri­tan­niques s’intéressent à l’Indo-Pacifique et, à par­tir de Hol­lande puis sous Macron (en par­tie dans le cadre de liens ren­for­cés avec l’Australie qui pren­nent alors la forme d’une coopéra­tion mil­i­taire), les Français, en par­tie pour con­serv­er leur statut de puis­sance mon­di­ale vis-à-vis des États-Unis. Ces derniers repren­nent le thème (japon­ais) de l’ « Indo-Paci­fique libre et ouvert », qui dans ce nou­veau con­texte s’oppose diamé­trale­ment aux ambi­tions de Bei­jing en mer de Chine. La ques­tion de Taïwan resur­git. Depuis le début de la pandémie, la Chine sem­ble occupée à met­tre en ordre ses affaires intérieures. La ques­tion de la con­fronta­tion reste ouverte, les États-Unis étant accusés de se chercher un nou­v­el enne­mi et de vouloir rejouer la guerre froide pour ne pas être dépassés par la puis­sance chi­noise, et la Chine de vouloir se plac­er au cen­tre du monde et de le pli­er à ses intérêts.

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