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Peut-on donner un prix à la biodiversité ?

Entreprises et biodiversité : la quadrature du cercle ?

James Bowers, Rédacteur en chef de Polytechnique Insights
Le 12 avril 2021 |
5 min. de lecture
Sylvie Méléard
Sylvie Méléard
professeur à l'École polytechnique (IP Paris) et membre senior de l'Institut Universitaire de France
Denis Couvet
Denis Couvet
président de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité et professeur au Muséum national d'histoire naturelle
Sandrine Sourisseau
Sandrine Sourisseau
docteur en Sciences de l’Environnement chez Veolia
En bref
  • Aujourd’hui des outils existent pour évaluer financièrement les services rendus par les écosystèmes (comme la capture du carbone ou la protection contre les inondations), mais certains chercheurs leur reprochent de ne pas aller assez loin.
  • Veolia s’est associé, dans le cadre de la chaire « Modélisation Mathématique et Biodiversité », à l’Institut Polytechnique et au Muséum National d’Histoire Naturelle.
  • Le but pour l’entreprise est de remplir dès le début de la décennie 2020 son objectif : réaliser des diagnostics et des plans d’action pour 100% de ses sites sensibles pour la biodiversité.
  • Les tenants de la chaire sont en charge de créer des modèles mathématiques réalistes et capables de prédire l’évolution de la biodiversité en fonction de certains paramètres, comme le changement du climat.

Dans le passé, des expres­sions comme le « prix de la nature » ont été util­isées pour reli­er les écosys­tèmes et le secteur privé. Pensez-vous que ce type d’ap­proche soit néces­saire pour que les entre­pris­es pren­nent en compte la biodiversité ? 

Denis Cou­vet. L’ex­pres­sion « prix de la nature » est réduc­trice, voire obsolète. Le cap­i­tal­isme a ignoré la nature parce que c’é­tait plus sim­ple ain­si, mais pour pren­dre en compte la bio­di­ver­sité, il faut beau­coup plus que cela. Pour com­pren­dre le prob­lème, il faut dis­tinguer au moins trois façons de quan­ti­fi­er l’im­por­tance économique de la bio­di­ver­sité afin qu’elle puisse être : (1) monétisée, (2) marchan­dis­ée et (3) financiarisée.

Seule la pre­mière de ces façons, la monéti­sa­tion, est aujourd’hui, et depuis plus de vingt ans, employée par l’é­conomie et l’é­colo­gie. Ce « prix de la nature » con­siste à cal­culer la valeur moné­taire des ser­vices ren­dus par les écosys­tèmes (les « ser­vices écosys­témiques »), tels que la cap­ture du car­bone ou la pro­tec­tion con­tre les inon­da­tions. L’é­val­u­a­tion de la valeur de ces ser­vices en dol­lars ou en euros four­nit des motifs d’ac­tion publique, peut remet­tre en ques­tion les normes économiques, et peut aider les entre­pris­es à pren­dre des déci­sions. Mais, mal­gré tout, les entre­pris­es n’in­vestis­sent pas néces­saire­ment dans ces ser­vices. La valeur moné­taire reste plutôt con­ceptuelle, et sert le plus sou­vent à anticiper les nou­velles ten­dances de l’opin­ion publique qui pour­raient affecter leur compétitivité.

Cela étant dit, est-il pos­si­ble de faire entr­er la valeur des écosys­tèmes dans les busi­ness mod­els des entreprises ?

San­drine Souris­seau. Inté­gr­er les ser­vices écosys­témiques à un mod­èle économique est très déli­cat. Les indi­ca­teurs actuels de bio­di­ver­sité ne sont pas sys­té­ma­tique­ment util­isés pour pren­dre des déci­sions, faute de con­nais­sances et d’outils adap­tés aux entre­pris­es. Les indi­ca­teurs financiers, tels que les frais d’ex­ploita­tion (le coût de fonc­tion­nement d’un sys­tème ou d’un ser­vice), sont encore beau­coup plus influ­ents. D’où la néces­sité d’une méthodolo­gie et de parte­naires adéquats, qui peu­vent nous aider à mieux com­pren­dre les enjeux. Les dirigeants sont plus ou moins sen­si­bles à ces ques­tions, mais nous voyons de plus en plus d’entreprises inté­gr­er des objec­tifs liés à la bio­di­ver­sité dans leurs stratégies. 

Chez Veo­lia, nous adres­sons le même niveau d’at­ten­tion et d’ex­i­gence à nos dif­férentes per­for­mances : économique et finan­cière, com­mer­ciale, sociale, socié­tale et envi­ron­nemen­tale. À ce titre, nous nous enga­geons publique­ment sur 18 indi­ca­teurs de per­for­mance, dont le taux d’a­vance­ment des plans d’ac­tions visant à amélior­er l’empreinte envi­ron­nemen­tale et la bio­di­ver­sité des sites sen­si­bles. La réal­i­sa­tion de ces objec­tifs sera auditée et mesurée régulière­ment par un organ­isme indépen­dant. Elle servi­ra à son tour de base à la rémunéra­tion vari­able des cadres supérieurs de Veolia.

Com­ment la « Chaire Mod­éli­sa­tion Math­é­ma­tique et Bio­di­ver­sité » con­tribue-t-elle alors à ces enjeux ?

Sylvie Méléard. En ter­mes de mod­éli­sa­tion de la bio­di­ver­sité, nous sommes encore à l’âge de pierre. Les écosys­tèmes sont com­plex­es, au sens pro­pre du terme : il y a un grand nom­bre d’in­ter­ac­tions à pren­dre en compte. Cette chaire nous per­met à nous, les math­é­mati­ciens, de réalis­er des mod­èles théoriques, et à l’équipe des sci­ences de la con­ser­va­tion du muséum d’ajouter le con­texte du terrain.

Nous util­isons des mod­èles tels que ce que nous appelons les « sys­tèmes adap­tat­ifs com­plex­es », qui sont de vastes réseaux qui inter­agis­sent entre eux au niveau macro. Il existe des appli­ca­tions directes de ces mod­èles, telles que les inter­ac­tions plante-her­bi­vore ou pollinisa­teur-plante, dans un écosys­tème. Grâce à cela, nous pou­vons nous faire une idée de la manière dont les espèces évolu­ent et co-évolu­ent. En s’appuyant sur ces mod­èles théoriques, nous essayons de les appli­quer à d’autres cas concrets.

Com­ment s’ar­tic­ule le lien entre les math­é­ma­tiques appliquées et la biolo­gie de la conservation ?

SM. Nous four­nissons une base théorique aux biol­o­gistes, qui cherchent ensuite une façon de la visu­alis­er sur le ter­rain. Nous pou­vons alors utilis­er ces mod­èles pour étudi­er ce qui se passe dans un écosys­tème si l’on y fait vari­er un paramètre. Cela per­met par exem­ple de saisir la façon dont les espèces se font con­cur­rence pour les ressources, ou d’observer l’im­pact du change­ment cli­ma­tique sur une pop­u­la­tion don­née. Nos recherch­es por­tent sur de mul­ti­ples échelles, de l’im­age glob­ale au niveau molécu­laire, afin de mieux com­pren­dre com­ment les change­ments affecteront le système.

DC. À ce titre, nous pou­vons nous faire une idée des inter­ac­tions entre les humains et les écosys­tèmes qui va au-delà de la sim­ple descrip­tion. L’ob­jec­tif est d’ex­am­in­er les mécan­ismes de la bio­di­ver­sité grâce à des mod­èles math­é­ma­tiques afin d’en exprimer les effets économiques ou écologiques. L’une des dif­fi­cultés est que les besoins des humains et de la bio­di­ver­sité dif­fèrent. Ceux qui finan­cent l’avenir et dépen­dent de la nature (tous les êtres humains, donc) devraient le savoir. 

Ce que mon­trent les analy­ses, notam­ment moné­taires, c’est que nous devons chang­er notre état d’e­sprit pour priv­ilégi­er une approche cen­trée sur la nature. Par exem­ple, le mod­èle agri­cole états-unien actuel alterne entre cul­tures de maïs et de soja chaque année. D’un point de vue humain, cette tech­nique agri­cole est sim­ple et effi­cace, mais elle est loin d’être opti­male en ce qui con­cerne la bio­di­ver­sité – et donc la nature –, ce qui en fait une pra­tique peu durable. Pour accroître sa dura­bil­ité, il faudrait plutôt altern­er entre dif­férentes cul­tures chaque année, sur une péri­ode de 10 à 20 ans, et donc cul­tiv­er 10 à 20 var­iétés dif­férentes – ce qui impli­querait un change­ment de stratégie de pro­duc­tion important.

Com­ment Veo­lia, en tant qu’en­tre­prise, prend-elle en compte les con­clu­sions des recherch­es de la chaire ?

SS. La bio­di­ver­sité est une pri­or­ité pour Veo­lia. Les résul­tats de la chaire de recherche peu­vent nous aider de plusieurs manières à attein­dre notre objec­tif d’in­té­gra­tion de la bio­di­ver­sité à notre stratégie. Notre but à l’hori­zon 2020 était d’avoir réal­isé un diag­nos­tic et déployé un plan d’ac­tion sur 100% des sites iden­ti­fiés comme ayant un fort enjeu de bio­di­ver­sité. Dans ce con­texte, la chaire peut d’abord nous aider à définir et à déploy­er des indi­ca­teurs de per­for­mance per­ti­nents et opéra­tionnels pour le groupe.

A l’avenir, nous devrons obtenir de nou­veaux marchés si nous voulons rester lead­ers ; la chaire nous aide à définir et pro­pos­er de nou­veaux ser­vices en lien avec la bio­di­ver­sité. Inté­gr­er sys­té­ma­tique­ment l’im­pact poten­tiel des pro­jets situés à prox­im­ité de zones naturelles pro­tégées ou d’espèces men­acées dans l’analyse des risques, inve­stir dans des pro­jets à long terme, ou quan­ti­fi­er notre empreinte sur la bio­di­ver­sité nous per­met ain­si de nous dif­férenci­er de nos concurrents. 

Les solu­tions inspirées par la nature et qui per­me­t­tent de la préserv­er, tout en étant renta­bles, four­nissent donc simul­tané­ment des avan­tages envi­ron­nemen­taux, soci­aux et économiques. Elles offrent des moyens durables et renta­bles pour par­venir à une économie plus verte, com­péti­tive et économe en ressources. 

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