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Les innovations numériques au service de la santé

Pourquoi la révolution de l’IA médicale n’aura-t-elle peut-être jamais lieu ?

Joël Perez Torrents, doctorant au Centre de recherche en gestion (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)
Le 15 novembre 2022 |
6 min. de lecture
PEREZ TORRENTS Joël
Joël Perez Torrents
doctorant au Centre de recherche en gestion (I³-CRG*) à l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • L’intelligence artificielle (IA) a le potentiel de changer profondément les pratiques du champ médical (diagnostics, traitements et expérience des patients).
  • Jusqu’à présent, les IA se sont inscrites dans la continuité des efforts médicaux plutôt que dans une volonté de bouleverser complètement les méthodes existantes.
  • Le déploiement de l’IA médicale est freiné par la prudence du monde médical : l’innovation progresse lentement.
  • La nature technique de l’IA réduit le caractère perturbateur des nouvelles applications, car elle utilise des données déjà existantes.

Les développe­ments actuels des appli­ca­tions médi­cales de l’intelligence arti­fi­cielle (IA) ont été décrits par beau­coup comme une « révo­lu­tion médi­cale ». Pour­tant, même si les pro­grès de l’apprentissage automa­tique (Machine Learn­ing) — et plus par­ti­c­ulière­ment de l’apprentissage pro­fond (Deep Learn­ing) — changent pro­fondé­ment les méth­odes, par­ler  d’une « révo­lu­tion » serait sans doute trompeur. De plus, même si elle est séduisante, l’idée sug­gère que la médecine est tenue d’adhérer à un change­ment de par­a­digme ori­en­té autour de la tech­nolo­gie disponible.

Au con­traire, la façon dont l’IA mod­i­fie la médecine pour­rait être ori­en­tée par un effort plus col­lec­tif des per­son­nes impliquées. Si tel était le cas, la trans­for­ma­tion réelle serait un change­ment con­tinu pour les décen­nies à venir, plutôt qu’un change­ment instan­ta­né. En tant que telle, l’adoption de l’IA à des fins médi­cales ne sera prob­a­ble­ment pas la « révo­lu­tion » promise. Voici pourquoi.

#1 Les changements dans la pratique médicale sont lents

La médecine de pré­ci­sion est un effort de longue date qui vise à exploiter les don­nées pour amélior­er les traite­ments. Karl Pear­son et Fran­cis Gal­ton ont été les pre­miers, à la fin du XIXe siè­cle, à col­lecter des don­nées dans le but explicite de les analyser sta­tis­tique­ment. Depuis, le Nation­al Insti­tutes of Health (NIH) des États-Unis a mis au point, au cours de la sec­onde moitié du XXe siè­cle, un large éven­tail de méth­odes sta­tis­tiques pour la médecine de pré­ci­sion. Le pro­jet Génome Humain de 2000 ain­si que le développe­ment de matériels et de logi­ciels plus avancés pour soutenir l’IA peu­vent donc être con­sid­érés comme une con­ti­nu­ité de ces efforts.

L’IA arrive comme une con­ti­nu­ité des tech­nolo­gies précé­dentes, plutôt que comme une révo­lu­tion immédiate. 

Par­mi tous les exem­ples d’IA en médecine, la radi­olo­gie en est un probant. Cette dis­ci­pline s’est dévelop­pée avec la décou­verte des rayons X en 1895 par Wil­helm Rönt­gen, lau­réat du prix Nobel. Pen­dant près de cinquante ans, la radi­ogra­phie a été la seule tech­nique d’imagerie médi­cale non inva­sive : au fil du temps, le gain de pré­ci­sion et la facil­ité d’utilisation en ont fait l’un des pre­miers choix pour le diag­nos­tic. Par exem­ple, les chirurgiens avaient l’habitude de diag­nos­ti­quer l’appendicite unique­ment par le touch­er, mais c’est aujourd’hui le CT scan (tomod­en­sit­o­métrie) qui est le choix priv­ilégié. Comme pour la médecine de pré­ci­sion, l’IA s’inscrit dans la con­ti­nu­ité de ces évo­lu­tions, comme l’a fait l’introduction de tech­nolo­gies antérieures, plutôt que dans une « révo­lu­tion » immédiate.

#2 Les hôpitaux sont réfractaires au changement

La radi­olo­gie est l’une des — si ce n’est la — pre­mières dis­ci­plines médi­cales dans laque­lle la nou­velle généra­tion d’outils d’IA est com­mer­cial­isée. Les pre­miers arti­cles sci­en­tifiques détail­lant des preuves de con­cept util­isant l’apprentissage pro­fond sur des radi­ogra­phies ont été pub­liés au début des années 2010. À présent, une décen­nie plus tard, les pre­miers out­ils arrivent sur le marché. Com­ment est-ce arrivé ? En par­tie parce que la tech­nolo­gie a mûri, mais aus­si car des change­ments néces­saires ont été effec­tués au niveau administratif.

Même si cela fait cinq ans que cer­taines appli­ca­tions de cette tech­nolo­gie ont été dévelop­pées, il aura fal­lu beau­coup de temps et d’investissements non seule­ment pour con­stru­ire l’IA, mais encore pour obtenir l’autorisation des insti­tu­tions régle­men­taires per­me­t­tant de l’utiliser. Aujourd’hui, ces autori­sa­tions sont délivrées plus rapi­de­ment — par­fois, c’est sim­ple­ment une ques­tion de plusieurs mois – car les deux par­ties ont appris à prou­ver la valid­ité de ses appli­ca­tions. Néan­moins, les acheteurs et les util­isa­teurs doivent encore véri­fi­er l’utilité de l’outil dans leur con­texte de tra­vail — c’est-à-dire les besoins des patients et l’évolution des pra­tiques dans les hôpitaux.

En out­re, les hôpi­taux doivent trou­ver des fonds pour pay­er les out­ils d’IA ; comme ils s’apparentent à de nou­velles pra­tiques, il n’y a sou­vent pas de bud­get en place pour les acheter. Un hôpi­tal peut met­tre un an ou plus dans les proces­sus admin­is­trat­ifs avant d’acquérir une IA et, bien que les insti­tu­tions de régle­men­ta­tion aient pu valid­er la sécu­rité d’un pro­duit, il reste peu de cas où ces dis­posi­tifs sont rem­boursés. Plus la nou­veauté est grande – ou plus le poten­tiel « révo­lu­tion­naire » est élevé – plus les bar­rières s’élèvent dans le milieu médi­cal en rai­son de sa pru­dence et de son atten­tion à la sécu­rité. Le sys­tème médi­cal recherche la pré­ci­sion, antag­o­niste de l’incertitude des innovations.

#3 L’exigence des données est coûteuse en temps

Le déploiement des appli­ca­tions de l’IA médi­cale est égale­ment lim­ité par les car­ac­téris­tiques inhérentes à la tech­nolo­gie. Pour com­mencer, des don­nées doivent être pro­duites, et les cadres juridiques ren­dent la créa­tion de votre pro­pre ensem­ble de don­nées très com­pliquée — sans par­ler du temps et de l’argent néces­saires. Dans de nom­breux cas, les développeurs optent pour une « util­i­sa­tion sec­ondaire ». Ce terme désigne les don­nées qui n’ont pas été pro­duites à l’origine pour l’usage auquel elles sont des­tinées, comme les diag­nos­tics ou les papiers admin­is­trat­ifs. Cepen­dant, cela sig­ni­fie que des efforts sont néces­saires pour net­toy­er les don­nées, tout ceci en faisant face à de nom­breux obsta­cles : RGPD, accès aux autori­sa­tions, monéti­sa­tion, etc.

En out­re, l’obtention de l’ensemble de don­nées n’est qu’une étape impor­tante par­mi tant d’autres. Des experts médi­caux sont néces­saires pour éti­queter les don­nées et aider les développeurs à don­ner un sens aux résul­tats. De nom­breuses itéra­tions entre le traite­ment des don­nées et les mod­èles sont néces­saires avant de par­venir à un résul­tat valide. Une règle empirique estime qu’une preuve de con­cept en IA est con­sti­tuée à 80 % de pré­traite­ment des don­nées et 20 % de mod­éli­sa­tion. Ajoutez à cela l’obtention de l’ensemble des don­nées men­tion­née ci-dessus, néces­saire pour les organ­ismes de régle­men­ta­tion ain­si que pour les util­isa­teurs qui doivent égale­ment être convaincus.

Enfin, le champ d’application fonc­tionne mieux lorsque les tâch­es effec­tuées sont étroites. Plus le champ est large, plus le développe­ment est com­pliqué et incer­tain. Par exem­ple, les appli­ca­tions actuelles en radi­olo­gie sont sou­vent lim­itées à la détec­tion d’une zone d’intérêt spé­ci­fique dans le corps. La plu­part du temps, les résul­tats sont des faux posi­tifs et les cas com­pliqués sont rarement traités — comme les pro­thès­es mam­maires qui blo­quent sou­vent l’analyse de l’IA en mammographie.

#4 Les utilisations de l’IA sont encore floues

L’adoption pré­coce de l’IA en radi­olo­gie appa­raît dans un con­tin­u­um de nou­velles pra­tiques. D’un côté, l’IA rem­place par­tielle­ment le radi­o­logue : cer­tains ser­vices d’urgence pour­raient utilis­er ces out­ils pour traiter les patients qui arrivent lorsqu’il n’y a pas de radi­o­logue de garde pou­vant véri­fi­er les résul­tats plus tard. D’autre part, si l’IA sert à des fins de triage, elle pour­rait être util­isée comme deux­ième avis pour éviter un faux négatif. La dif­férence d’utilisation pour­rait déter­min­er ce que l’on attend de l’outil — la pré­ci­sion, le rap­pel et d’autres paramètres seraient cal­i­brés selon les besoins.

Le sys­tème médi­cal recherche la pré­ci­sion, antag­o­niste de l’incertitude des innovations.

Ces ques­tions, et les prob­lèmes con­nex­es comme la respon­s­abil­ité de l’utilisateur, ne sont tou­jours pas abor­dés offi­cielle­ment. Alors que les répons­es qui pour­raient être don­nées à ces ques­tions affecteraient le développe­ment et l’utilisation de l’IA. En effet, on con­state que le recours aux out­ils et à l’automatisation dimin­ue l’expertise. Si aujourd’hui les radi­o­logues seniors peu­vent dis­tinguer le vrai du faux dans l’analyse de l’IA, ce n’est pas le cas des moins expéri­men­tés. En con­tin­u­ant à s’y fier, les jeunes généra­tions pour­raient devenir plus dépen­dantes et moins cri­tiques vis-à-vis de leurs résul­tats, ce qui pour­rait se faire au prof­it d’autres compétences.

Révolution ou transformation ? 

Penser qu’il y a une « révo­lu­tion » dont nous ne pou­vons pas influ­encer le cours d’action pose des lim­ites. La façon dont les appli­ca­tions de l’IA se dévelop­pent a peut-être plus à voir avec les con­traintes actuelles des ser­vices de san­té — manque de per­son­nel, de finance­ment et de ressources — qu’avec les appli­ca­tions opti­males pour la médecine en général. Néan­moins, des com­mis­sions sont for­mées1 au niveau nation­al et inter­na­tion­al pour régle­menter ces ques­tions. D’autres formes de déci­sion col­lec­tive pour­raient égale­ment être mis­es en œuvre, comme les « com­mu­nautés d’enquête » dévelop­pées par les prag­ma­tiques comme pierre angu­laire de la vie démoc­ra­tique2.

Les argu­ments four­nis ci-dessus ne dis­crédi­tent pas entière­ment la pos­si­bil­ité de voir appa­raître une appli­ca­tion dis­rup­tive de l’IA qui « révo­lu­tion­nerait » les soins médi­caux. Ils ten­tent toute­fois de replac­er les évo­lu­tions actuelles dans leur con­texte et de les inscrire dans le proces­sus d’innovation tra­di­tion­nel de ces soins, qui dure depuis des décen­nies. Et, plus impor­tant encore, ils mon­trent que la tran­si­tion n’est pas con­damnée à évoluer unique­ment sur la base de la tech­nolo­gie — la lenteur de l’adoption de ces inno­va­tions laisse la place à une action col­lec­tive sur la manière dont l’IA est util­isée en médecine.

1https://​eithealth​.eu/​o​p​p​o​r​t​u​n​i​t​y​/​c​a​l​l​-​f​o​r​-​a​p​p​l​i​c​a​t​i​o​n​s​-​e​x​t​e​r​n​a​l​-​a​d​v​i​s​o​r​y​-​g​r​o​u​p​-​t​o​-​t​h​e​-​e​u​r​o​p​e​a​n​-​t​a​s​k​f​o​r​c​e​-​f​o​r​-​h​a​r​m​o​n​i​s​e​d​-​e​v​a​l​u​a​t​i​o​n​-​o​f​-​d​i​g​i​t​a​l​-​m​e​d​i​c​a​l​-​d​e​v​i​c​e​s​-​dmds/
2Prag­ma­tism and Orga­ni­za­tion Stud­ies, 2018, Philippe Lornio, chap­ter 6, pp.158–188.

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