Atouts et contraintes de l’euro numérique de la Banque centrale
- En octobre 2025, la Banque centrale européenne pourrait franchir une étape avec l’introduction de l’euro numérique, la monnaie numérique de banque centrale (CBDC).
- L’introduction d’une CBDC questionne son impact potentiel sur la stabilité financière, notamment le risque de désintermédiation, même si des nuances sont à apporter.
- Les CBDC pourraient améliorer la transparence et la traçabilité des transactions, à condition qu'elles prennent en compte les questions de protection de la vie privée.
- La BCE, en collaboration avec les institutions européennes, élabore un cadre réglementaire strict pour l’euro numérique (normes de protection des données, etc.).
- L’euro numérique pour le grand public s’inscrit dans une stratégie visant à réduire la dépendance de l’Europe aux infrastructures de paiement étrangères (Visa, Mastercard).
En octobre 2025, la Banque centrale européenne pourrait franchir une étape décisive avec l’introduction de l’euro numérique, la monnaie numérique de banque centrale (CBDC). Ce projet, destiné à compléter les espèces et les paiements électroniques existants, a récemment connu des avancées significatives. En décembre 2024, la BCE a publié son deuxième rapport d’étape1, détaillant les progrès réalisés dans la phase préparatoire de l’euro numérique. Ce dernier met en avant des aspects clés tels que la protection de la vie privée, les limites de détention et les paiements hors ligne. Parallèlement, une étude publiée en mars 2025 révèle que 58 % des citoyens européens estiment « improbable ou très improbable » d’utiliser l’euro numérique pour leurs paiements quotidiens2.
Comment s’intégrera cette innovation dans l’architecture monétaire européenne ? Quel sera son impact sur le modèle bancaire traditionnel, qui repose largement sur la collecte de dépôts ? Peut-il réellement offrir une alternative crédible aux initiatives privées et aux monnaies numériques d’autres puissances économiques ?
Derrière ces questions, c’est tout un équilibre à redéfinir : entre stabilité financière et innovation, entre contrôle réglementaire et adoption par le public. Car au-delà des enjeux techniques, l’euro numérique s’inscrit dans une transformation plus large des mécanismes monétaires et bancaires, où les dynamiques de confiance, d’accès et d’intermédiation sont profondément repensées.
Ces problématiques requièrent une approche fine, combinant l’analyse des structures de marché et la compréhension des politiques monétaires et réglementaires. C’est précisément sur ce terrain que se rejoignent les élucidations apportées par Julien Prat, économiste spécialiste des marchés décentralisés, et Jézabel Couppey-Soubeyran, experte en politiques monétaires et régulation bancaire.
Stabilité financière : un potentiel à double tranchant
L’introduction d’une CBDC soulève des interrogations sur son impact sur la stabilité financière, notamment via le risque de désintermédiation. Si une part significative des dépôts est transférée vers la CBDC, la capacité de prêt des banques pourrait diminuer, affectant le financement de l’économie réelle. Un rapport de la Banque de France indique qu’en scénario extrême, la substitution des dépôts réduirait les ressources de financement bancaire de 10 à 15 %3.
« Le risque principal, c’est que les citoyens préfèrent placer leur argent directement auprès de la BCE plutôt que dans les banques commerciales. Si une part trop importante des dépôts bancaires bascule vers la BCE, cela pourrait fragiliser le modèle économique des banques, qui utilisent ces dépôts pour financer leurs crédits », explique Julien Prat. Il souligne également qu’« en cas de panique bancaire, les gens pourraient vouloir transférer massivement leur argent des banques commerciales vers la BCE, ce qui accentuerait l’instabilité du système ».
Pour limiter ce danger, l’institution monétaire prévoit d’instaurer un plafond sur les comptes d’euros numériques, « ce qui empêcherait un basculement total des fonds et limiterait l’impact sur la stabilité financière », ajoute le chercheur.
Toutefois, cette précaution n’est pas sans contestations. Jézabel Couppey-Soubeyran pointe du doigt l’influence du secteur bancaire dans ces décisions : « L’idée que l’euro numérique pourrait nuire à la stabilité financière est avant tout défendue par les banques commerciales, qui sont réticentes à son adoption, notamment pour les particuliers. » Elle regrette que ce plafonnement empêche l’euro numérique d’offrir un accès direct à la monnaie centrale, ce qui « pourrait rétablir un véritable service public de la monnaie ».

Par ailleurs, les CBDC pourraient améliorer la transparence et la traçabilité des transactions. Grâce à l’intégration de technologies telles que la blockchain, les flux financiers seraient enregistrés de manière décentralisée et sécurisée, facilitant la détection des fraudes et le suivi des risques systémiques par les autorités de régulation. Cette amélioration de la traçabilité pourrait renforcer la confiance dans le système financier, à condition que les questions relatives à la protection de la vie privée soient également prises en compte4.
Or, c’est un point de vigilance majeur, comme le rappelle Julien Prat : « Le principal enjeu est celui de la confidentialité des transactions. Avec un euro numérique, les paiements pourraient être suivis directement par la BCE, ce qui soulève des inquiétudes sur la surveillance financière. » Un point nuancé par Jézabel Couppey-Soubeyran, qui estime que « la traçabilité des transactions existe déjà aujourd’hui, puisque la plupart des paiements s’effectuent par virement ou carte bancaire. La perte de confidentialité liée à l’euro numérique serait donc marginale ».
Sur le plan de la politique monétaire, les CBDC offrent de nouveaux leviers d’intervention. Par exemple, elles pourraient permettre des transferts monétaires directs aux ménages en période de crise, améliorant ainsi la transmission des politiques de la BCE. « L’euro numérique ouvrirait la possibilité de mettre en place des opérations de “monnaie hélicoptère”, consistant à transférer directement de la monnaie centrale aux ménages ou aux entreprises en cas de crise, notamment en période de pression déflationniste », explique Jézabel Couppey-Soubeyran. Toutefois, elle estime qu’« une limite de ce mécanisme réside dans l’absence de contrôle sur l’usage des fonds. Une partie de l’argent distribué pourrait financer des dépenses contraires à la transition écologique. Toutefois, on peut envisager une monnaie hélicoptère destinée à financer certains investissements nécessaires à la transition, en particulier ceux dont l’absence de rentabilité justifie un financement par subvention. Cela ouvre de nouveaux horizons ».
En outre, en agissant en complément des instruments traditionnels, les CBDC pourraient faciliter l’application de mesures telles que des taux d’intérêt négatifs effectifs, bien que cela nécessite une adaptation des cadres réglementaires existants5. De plus, Jézabel Couppey-Soubeyran émet une réserve sur « cet argument de taxation des dépôts qui est très difficile à défendre ».
Encadrer la transition vers l’euro numérique
La Banque centrale, en collaboration avec les institutions européennes, élabore un cadre réglementaire strict pour l’euro numérique, incluant des normes de protection des données et de cybersécurité essentielles pour maintenir la confiance des utilisateurs. Des consultations publiques ont été menées, notamment auprès des banques6, afin de garantir une approche inclusive7.
Un défi de taille réside dans la gestion du risque de désintermédiation, c’est-à-dire l’éventualité que les CBDC court-circuitent les établissements bancaires traditionnels. Pour y répondre, la BCE envisage de plafonner les avoirs individuels en euros numériques à environ 3 000 euros8. Cette mesure vise à préserver le rôle des banques dans le financement de l’économie, tout en proposant une alternative numérique sûre et performante. Par ailleurs, il serait utile de rappeler que ce sont les crédits qui font les dépôts et non l’inverse.
Pour Julien Prat, cette mesure garantit un certain équilibre : « Avec une limite de dépôt fixée à 3 000 euros, l’impact restera très minime. » Il stipule ainsi que « les banques conserveront l’essentiel de leurs dépôts et donc de leur capacité de prêt. Le risque pour elles sera donc contenu ».
Jézabel Couppey-Soubeyran, en revanche, juge cette approche restrictive : « C’est regrettable, car un euro numérique sans limite pourrait rétablir un véritable service public de la monnaie. Quant à la stabilité des dépôts des banques, elle est importante pour la liquidité, mais considérer que la baisse des dépôts entraînera celle des crédits est erroné. En effet, ce sont les crédits qui créent les dépôts, et non l’inverse. »
La sécurité des transactions constitue une priorité centrale. L’euro numérique promet des paiements plus rapides et moins onéreux, notamment pour les échanges transfrontaliers. Afin de garantir l’intégrité et la confidentialité des paiements, la BCE étudie et envisage l’adoption de technologies avancées, telles que la cryptographie9.
Si cette monnaie électronique apparaît comme un outil stratégique pour la souveraineté monétaire, un enjeu de taille reste l’adhésion du public
Plusieurs pays européens mènent des expérimentations et des projets pilotes pour évaluer l’intégration des CBDC dans leurs infrastructures financières existantes. Ces initiatives permettent d’identifier les défis techniques et opérationnels, tout en recueillant des données précieuses pour affiner le modèle de l’euro numérique.
En France, la Banque de France évalue l’usage de cette forme de monnaie digitale dans des scénarios de marché précis. Des tests sur le règlement de titres tokenisés explorent les applications de cette innovation pour moderniser les infrastructures financières10. Parallèlement, des collaborations avec le secteur privé examinent la faisabilité de la « blockchain » pour les règlements interbancaires, anticipant les mutations du secteur11.
En Suède, la Riksbank, via le projet e‑couronne, étudie l’intégration d’une CBDC dans le système de paiement national. Les tests évaluent la coexistence avec les systèmes actuels et la capacité à satisfaire les besoins des utilisateurs dans un contexte de numérisation12.
Au niveau européen, la BCE teste l’utilisation de cette forme de monnaie pour régler des transactions sur actifs tokenisés. L’objectif est d’améliorer l’interopérabilité entre les services « TARGET services » et les plateformes DLT, facilitant l’intégration des marchés financiers et les échanges transfrontaliers13.
Un levier potentiel pour la souveraineté monétaire
L’introduction d’un euro digital destiné au grand public (de détail) s’inscrit dans une stratégie visant à réduire la dépendance de l’Europe aux infrastructures de paiement dominées par des acteurs étrangers comme Visa et Mastercard. Philip Lane, économiste en chef de la BCE, a souligné que cette dépendance pourrait limiter la marge de manœuvre de l’Europe en cas de tensions géopolitiques, rendant nécessaire une alternative souveraine14.
Face à cette réalité, l’euro numérique pourrait théoriquement constituer un rempart contre l’influence des systèmes de paiement extra-européens. En offrant un moyen de paiement public, accessible à tous, il renforcerait la résilience du système financier européen en réduisant la dépendance aux infrastructures étrangères. En parallèle, l’émergence de nouvelles initiatives, comme le dollar numérique soutenu par la Réserve fédérale ou les stablecoins émis par des géants du numérique, accentue la nécessité pour l’Europe d’affirmer son autonomie monétaire. La BCE voit d’ailleurs dans ces développements une menace potentielle pour la stabilité économique de la zone euro15. Toutefois, Jézabel Couppey-Soubeyran tempère cette vision : « L’euro numérique, tel qu’il est conçu, ne renforcera pas directement le rôle international de l’euro, car il est destiné aux citoyens et aux banques de la zone euro pour des paiements en euro au sein de la zone. » Pour elle, « en vue d’accroître l’influence de l’euro à l’international, l’Europe devrait plutôt progresser sur le terrain de l’union budgétaire qui ferait émerger un eurobond dont les investisseurs européens et internationaux seraient demandeurs ».
Cependant, si cette monnaie électronique apparaît comme un outil stratégique pour la souveraineté monétaire, un enjeu de taille reste l’adhésion du public. Une enquête menée par la BCE en 2024 a révélé que la majorité des citoyens européens ne perçoivent pas l’intérêt d’y recourir pour leurs usages quotidiens16. Julien Prat soulève à ce titre une interrogation centrale : « Y a‑t-il vraiment une forte demande pour un euro numérique ? » En effet, « les moyens de paiement actuels fonctionnent bien, et les consommateurs n’expriment pas forcément un besoin urgent pour ce nouvel outil ».