RSE : pourquoi des indicateurs trop simples peuvent être trompeurs
- Mesurer les impacts réels des nouvelles technologies est compliqué, car, entre autres, les comportements des utilisateurs évoluent rapidement et créent de nouvelles demandes.
- Actuellement, les mesures sont principalement axées sur les effets directs, comme le cycle de vie des appareils, l'extraction, la fabrication, le transport, etc.
- Or, les considérations socio-économiques sont tout aussi importantes, comme, l’entrainement des technologies, les effets rebonds, le développement des infrastructures, etc.
- Les effets systémiques regroupent ces considérations socio-économiques pour une prise en compte dans les outils d’évaluation.
- À l’avenir, décomplexifier les méthodes de mesure et permettre des approches ouvertes, plus dynamiques, est nécessaire, afin que les mesures soient accessibles et complètes.
Depuis des années, on nous répète que les technologies numériques vont sauver la planète : remplacer les vols par la vidéoconférence, les CD par le streaming, optimiser le trafic grâce à l’IA… La logique semble claire : moins de ressources physiques, plus d’activité numérique, moins d’émissions. Or, ce n’est qu’une partie de l’histoire. Les systèmes numériques peuvent sembler immatériels, pourtant, ils dépendent fortement de la réalité matérielle, car les puces nécessitent l’extraction de terres rares et les centres de données consomment d’énormes quantités d’eau pour leur refroidissement. À mesure que ces technologies se popularisent, les utilisateurs modifient également leurs comportements, créant ainsi de nouvelles demandes difficiles à mesurer. Il est dès lors difficile de saisir l’impact systémique de ces technologies dans leur entière complexité.
Néanmoins, ces outils permettant de saisir ces impacts sont plus importants que jamais. En France, les entreprises technologiques sont passées d’une résistance aux réglementations environnementales à l’intégration volontaire d’outils d’évaluation, parfois réutilisés au-delà de leur champ d’application initial. Ceux-ci deviennent des instruments de gestion clé censés influencer la stratégie, les décisions d’investissement et la compétitivité. Dans cet article, nous abordons le double défi qui consiste à évaluer avec précision les impacts environnementaux des technologies numériques, en particulier leurs effets systémiques complexes, et à garantir que ces outils d’évaluation soient profondément intégrés au sein des organisations afin de favoriser une véritable transformation.
Dans notre étude, nous examinons la littérature existante, les normes internationales (telles que ISO 140401 et ITU L.14102) et fournissons des exemples sur la manière dont les impacts environnementaux des technologies numériques sont actuellement mesurés.
Les impacts numériques sont souvent évalués de manière trop restrictive. En effet, les outils d’évaluation se concentrent majoritairement sur les effets de premier ordre (directs), comme les impacts directs du cycle de vie des appareils, l’extraction, la fabrication, le transport, l’utilisation, l’élimination des matériaux pour les composants et le coût environnemental de l’exploitation des centres de données, plutôt que sur les considérations socio-économiques. C’est le cas, par exemple, du bilan carbone (Bilan Carbone ©) largement utilisé ou des outils d’évaluation directe du cycle de vie.
Cela est pertinent pour le reporting carbone, mais ignore les effets d’entraînement de la technologie, avec entre autres les boucles de rétroaction, comme les effets de rebond, aussi le développement des infrastructures et les changements de comportement. Prenons l’exemple du déploiement de la 5G3. À première vue, la 5G est un atout pour l’environnement. Elle transmet plus de gigabits par unité d’énergie, donc son utilisation devrait réduire l’énergie utilisée pour transmettre des informations. Cependant, si la 5G met effectivement le streaming ultra-haute définition à la portée de tous, donnant accès à des contenus riches en données toute la journée, partout et à des prix réduits. Cette facilité d’accès entraîne une augmentation de la demande, ce qui alourdit l’impact de la technologie, notamment sur l’émission des gaz à effet de serre. De plus, une demande accrue implique davantage d’infrastructures et de matériel, et donc davantage de métaux précieux, d’énergie, d’émissions de carbone et de dommages pour la santé humaine tout au long du processus de fabrication.

Il existe des parallèles historiques. Tout en apportant d’énormes gains d’efficacité, la mécanisation, l’électrification et l’automatisation ont toutes augmenté la consommation totale d’énergie4 et l’utilisation des ressources à long terme. Le secteur numérique semble suivre la même tendance. Ce que nous proposons d’appeler les « effets systémiques » (plus souvent appelés dans la littérature effets de second et troisième ordre, regroupant les changements indirects de comportement, la croissance de la demande et les transformations macroéconomiques) ne sont généralement pas pris en compte par les outils d’évaluation, selon notre analyse.
Il existe certains outils permettant de saisir les effets de second et de troisième ordre, mais ceux-ci peuvent être imprécis et biaisés. Cela conduit à des évaluations extrêmement optimistes, comme la projection de la Global e‑Sustainability Initiative (GeSI)5 selon laquelle les TIC pourraient réduire les émissions mondiales de GES de 20 % d’ici 2030, ou l’affirmation de la GSMA6 selon laquelle les réseaux mobiles ont « évité » dix fois leurs émissions directes7. D’autres outils peuvent être gourmands en données et difficiles à appliquer au niveau organisationnel, comme l’analyse du cycle de vie conséquentiel (CLCA)8, qui peut produire des scénarios plutôt que des chiffres précis. Ces outils, plus pertinents pour l’analyse systémique, mais également plus complexes, sont peu utilisés par les organisations.
Nous constatons ainsi que, rendre les méthodes d’évaluation plus rigoureuses et plus précises peut aussi les rendre si complexes qu’elles ne permettent plus d’apprendre ou de conduire le changement.
Un changement culturel, et pas seulement un calcul, est nécessaire
Même la meilleure méthode est impuissante si elle reste l’apanage des spécialistes. De nombreuses organisations externalisent l’empreinte numérique et ne reçoivent en retour qu’un rapport. Cependant, l’apprentissage et le changement potentiel de mentalité se produisent au cours du processus lui-même, et pas seulement lors de la production des chiffres finaux. Les recherches montrent que les outils ne peuvent susciter le changement que s’ils sont intégrés dans les routines, discutés entre les équipes et réexaminés au fil du temps. Confrontées à des objectifs environnementaux non atteints, certaines entreprises s’engagent dans un retour en arrière, abaissant leurs objectifs plutôt que de changer de stratégie, et maintiennent le « statu quo » sous un autre label écologique.
Notre analyse suggère que la dynamique environnementale de la numérisation nécessite de passer d’une approche statique et attributive à une approche plus dynamique, systémique et conséquente. Il faut passer d’un reporting isolé à un apprentissage collaboratif, et de discours rassurants à un réalisme fondé sur des preuves. Nous proposons d’utiliser les approches ouvertes comme levier pour y parvenir. Les approches ouvertes rendent les résultats plus représentatifs et plus faciles à relier à leurs hypothèses sous-jacentes. Elles permettent aux organisations d’appréhender ces méthodes, même sans budget important. Enfin, nous avons besoin de recherches concrètes sur la manière dont ces méthodes sont appliquées dans la pratique, afin de comprendre comment elles aident réellement les organisations à apprendre et à se transformer.

