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Comment décarboner le transport de marchandises ?

Aurélien Bigo
Aurélien Bigo
chercheur associé de la Chaire Énergie et Prospérité à l'Institut Louis Bachelier
En bref
  • Le transport de marchandises représentait environ 10 % des émissions de gaz à effet de serre françaises en 2019.
  • Entre 1960 et 2017, les émissions de CO2 du transport de marchandises ont été multipliées par 3,3.
  • La stratégie nationale bas-carbone (SNBC) a partagé 5 leviers d’action pour décarboner les transports, comme la modération de la demande de transport par exemple.
  • L’objectif : sortir du pétrole d’ici 2050, alors qu’il représente 90 % des consommations d’énergies du secteur.
  • Si une rupture n’est pas engagée par rapport aux tendances actuelles, la part du transport de marchandises dans les émissions des transports pourrait encore augmenter.

Le transport de marchandises, environ 10 % des émissions françaises

La France s’est fixé pour objec­tif d’atteindre la neu­tral­ité car­bone à l’horizon 20501, et le trans­port con­stitue le prin­ci­pal secteur émet­teur. Avant la crise du Covid qui a forte­ment per­tur­bé le secteur, il représen­tait 31 % des émis­sions de gaz à effet de serre (GES) du pays en 2019. Ce chiffre ne tient compte que des émis­sions directes des véhicules sur le ter­ri­toire nation­al, hors trans­ports inter­na­tionaux2.

S’il n’est pas tou­jours évi­dent de faire une dis­tinc­tion pré­cise entre trans­port de voyageurs et de marchan­dis­es dans les sta­tis­tiques, le fret représente qua­si­ment un tiers des émis­sions des trans­ports, soit env­i­ron 10 % des émis­sions totales français­es3.

En ten­ant compte des trans­ports inter­na­tionaux, les émis­sions du trans­port de marchan­dis­es sont dom­inées par le trans­port routi­er avec en pre­mier lieu les poids lourds (60 %) devant les véhicules util­i­taires légers (VUL ; 16 %), puis la nav­i­ga­tion (14 %) dom­inée par le mar­itime inter­na­tion­al, puis le trans­port aérien (10 %)4.

Émis­sions de gaz à effet de serre (GES) des trans­ports en France par mode, en 2019. Tous GES ; trans­ports inter­na­tionaux inclus ; don­nées CITEPA ; VUL = véhicules util­i­taires légers ; 2RM = deux-roues motorisés.

5 leviers pour décarboner les transports

La stratégie nationale bas-car­bone (SNBC) française cite 5 leviers per­me­t­tant de réduire les émis­sions des transports : 

  1. La mod­éra­tion de la demande de transport ;
  2. Le report modal vers des modes moins émetteurs ;
  3. L’amélioration du rem­plis­sage des véhicules ;
  4. La baisse des con­som­ma­tions d’énergie des véhicules ;
  5. Et enfin la décar­bon­a­tion de l’énergie utilisée.
Les 5 leviers de la stratégie nationale bas-car­bone (SNBC).

Ces leviers doivent per­me­t­tre d’atteindre l’objectif de décar­bon­a­tion com­plète des trans­ports intérieurs de marchan­dis­es d’ici 2050. Cela néces­site la sor­tie com­plète du pét­role des poids lourds, véhicules util­i­taires, trains de fret ou encore des bateaux de trans­port flu­vial d’ici… 27 ans. Un défi de taille, alors que cette énergie représente encore plus de 90 % des con­som­ma­tions d’énergie du secteur et que les émis­sions du secteur peinent à baiss­er pour le moment.

Des trajectoires passées dominées par la demande

Entre 1960 et 2017, les émis­sions de CO2 du trans­port de marchan­dis­es ont été mul­ti­pliées par 3,3. Il est pos­si­ble de décom­pos­er en 5 fac­teurs expli­cat­ifs cette évo­lu­tion5.

Il appa­raît ain­si que la demande de trans­port a été le prin­ci­pal fac­teur expli­quant l’évolution à la hausse (et par­fois à la baisse) des émis­sions. La demande est mesurée en tonnes-kilo­mètres, et a aug­men­té à la fois en rai­son de la hausse des vol­umes de marchan­dis­es à trans­porter et de la hausse des dis­tances moyennes par­cou­rues. Au glob­al, la demande a été mul­ti­pliée par 3,4 avec des péri­odes de baiss­es à la suite des prin­ci­pales crises économiques (chocs pétroliers, crise de 2008).

Entre 1960 et 2017, les émis­sions de CO2 du trans­port de marchan­dis­es ont été mul­ti­pliées par 3,3.

Cette hausse de la demande a été portée par le trans­port routi­er, qui a vu sa part modale pass­er de 34 % en 1960 à env­i­ron 88 % depuis le milieu des années 2000, au détri­ment du fer­rovi­aire et du flu­vial6. Le fac­teur de report modal a ain­si eu une forte con­tri­bu­tion à la hausse sur les émis­sions (mul­ti­pli­ca­tion par 1,95).

Les 3 derniers fac­teurs ont évolué à la baisse. Le rem­plis­sage moyen des véhicules s’est amélioré pour tous les modes, en pas­sant à des poids lourds, des trains et des bateaux plus capac­i­taires (fac­teur de 0,66 soit un impact de ‑34 % sur les émis­sions). Le poids plus impor­tant de ces véhicules a pu lim­iter les gains de con­som­ma­tions d’énergie par kilo­mètre par­cou­ru, qui s’établissent tout de même à ‑10 % sur la péri­ode. Enfin, l’intensité car­bone de l’énergie util­isée s’est légère­ment améliorée (-16 %), surtout via le développe­ment des bio­car­bu­rants à la fin des années 2000, une baisse qui appa­raît cepen­dant assez arti­fi­cielle lorsqu’on regarde l’analyse de cycle de vie com­plète de leur pro­duc­tion7.

Ces grandes ten­dances ont été sim­i­laires dans les autres pays européens8. On y retrou­ve la pré­dom­i­nance de la demande dans l’évolution des émis­sions, la place majeure du trans­port routi­er, ain­si que les gains insuff­isants dans l’organisation de la logis­tique et les pro­grès tech­niques pour faire baiss­er sig­ni­fica­tive­ment les émis­sions ces dernières années.

Évo­lu­tion des émis­sions de CO2 du trans­port intérieur de marchan­dis­es de 1960 à 2017.

Le potentiel des 5 leviers d’ici 2050

La décom­po­si­tion des émis­sions en 5 fac­teurs peut aus­si être util­isée pour étudi­er le poten­tiel des dif­férents leviers dans l’atteinte des objec­tifs cli­ma­tiques. C’est ce que réca­pit­ule le graphique ci-dessous, avec la con­tri­bu­tion des 5 leviers pour la SNBC d’ici 2050 en com­para­i­son avec d’autres scé­nar­ios pub­liés jusqu’à 2019 et les scé­nar­ios Transition(s) 2050 de l’ADEME.

La demande était pro­jetée en hausse de 40 % d’ici 2050 dans la SNBC pub­liée en 2020. C’est davan­tage que la moyenne des scé­nar­ios ten­dan­ciels, tan­dis que d’autres scé­nar­ios prévoy­aient des baiss­es d’environ ‑30 % pour la moyenne des 4 scé­nar­ios les plus ambitieux sur le levi­er. Ain­si, la SNBC appa­raît très peu ambitieuse sur la mod­éra­tion de la demande de trans­port, mal­gré l’importance de ce fac­teur jusqu’à main­tenant. La baisse de la demande peut pour­tant faciliter égale­ment un report modal con­séquent depuis le trans­port routi­er vers le fer­rovi­aire et sec­ondaire­ment le flu­vial, dépas­sant les ‑20 % de baiss­es d’émissions potentielles.

La ten­dance est tou­jours à une légère amélio­ra­tion du rem­plis­sage moyen des véhicules, mais les marges de pro­grès par rap­port au ten­dan­ciel appa­rais­sent ici plus lim­itées que pour les deux leviers précé­dents : la SNBC était ici par­ti­c­ulière­ment ambitieuse. Les baiss­es de con­som­ma­tion des véhicules approchent les ‑20 % d’ici 2050 dans la moyenne des scé­nar­ios ten­dan­ciels, et peu­vent approcher voire dépass­er la divi­sion par 2 dans les scé­nar­ios les plus opti­mistes. Ces gains d’efficacité sont obtenus pour par­tie via l’hybridation ou l’électrification des véhicules, ou par­fois égale­ment via des hypothès­es très opti­mistes sur les pro­grès des moteurs ther­miques, comme c’est le cas dans la SNBC9.

Enfin, la décar­bon­a­tion appa­raît lim­itée dans les scé­nar­ios ten­dan­ciels, et très forte dans les scé­nar­ios de neu­tral­ité car­bone (en par­ti­c­uli­er les plus opti­mistes sur les évo­lu­tions tech­nologiques). Cet écart impor­tant mon­tre la hau­teur de la marche pour sor­tir d’une ten­dance qui est loin d’être alignée avec nos objec­tifs climatiques.

Décom­po­si­tion des émis­sions de CO2 des scé­nar­ios de trans­port de marchan­dis­es jusqu’à 2050. Analyse sur 15 scénarios[10]10 ; moyenne des 4 scé­nar­ios ten­dan­ciels en rouge, des 4 scé­nar­ios les plus ambitieux par fac­teur en vert ; SNBC en bleu.

Une décarbonation plus difficile que pour les voyageurs ?

Les trans­ports de voyageurs et de marchan­dis­es présen­tent des simil­i­tudes dans les enjeux de décar­bon­a­tion : ils parta­gent sou­vent les mêmes infra­struc­tures (pour les modes de trans­port et l’énergie), peu­vent sol­liciter les mêmes 5 leviers, ont eu des ten­dances sim­i­laires sur leur évo­lu­tion passée, et présen­tent une dom­i­na­tion du routi­er dans les pra­tiques et les émissions.

En revanche, au-delà de ce qui est trans­porté (per­son­nes ou marchan­dis­es), une grande dif­férence con­cerne aus­si les prin­ci­paux acteurs du secteur, davan­tage dom­inés par les entre­pris­es pour le trans­port de marchan­dis­es. Les opti­mi­sa­tions sur les coûts de trans­port et cer­tains leviers de décar­bon­a­tion y ont déjà été plus fortes que pour les voyageurs, lim­i­tant par exem­ple les gains à espér­er du rem­plis­sage des véhicules (con­traire­ment aux voitures, très peu rem­plies en moyenne). Les marges de baiss­es de con­som­ma­tion d’énergie des véhicules sont aus­si moins impor­tantes que pour les voyageurs. Enfin, la décar­bon­a­tion des flottes de véhicules est bien moins engagée pour les poids lourds que pour les voitures, avec encore de fortes incer­ti­tudes sur la(les) motorisation(s) à priv­ilégi­er à l’avenir.

Le risque est donc grand que la part du trans­port de marchan­dis­es dans les émis­sions des trans­ports et même dans les émis­sions nationales aug­mente dans les prochaines années et décen­nies, si une rup­ture n’est pas engagée par rap­port aux ten­dances actuelles.

Cet arti­cle est le pre­mier d’une série de 4 arti­cles sur la tran­si­tion énergé­tique du trans­port de marchan­dis­es. Après cet arti­cle d’introduction, les 3 suiv­ants évo­queront les évo­lu­tions tech­nologiques pour décar­bon­er le trans­port de marchan­dis­es, le poten­tiel et les dif­fi­cultés à sol­liciter le levi­er de report modal, et enfin la ques­tion de la mod­éra­tion de la demande.

1C’est l’objectif fixé par la stratégie nationale bas-car­bone (SNBC) : https://​www​.ecolo​gie​.gouv​.fr/​s​t​r​a​t​e​g​i​e​-​n​a​t​i​o​n​a​l​e​-​b​a​s​-​c​a​r​b​o​n​e​-snbc. L’atteinte de la neu­tral­ité car­bone néces­site de divis­er par 5,2 les émis­sions de gaz à effet de serre entre 2021 et 2050, et d’augmenter les puits de car­bone pour attein­dre un équili­bre entre émis­sions et absorp­tion.
2La compt­abil­ité des émis­sions ne tient compte que des émis­sions directes des véhicules pour le secteur des trans­ports, sans tenir compte des émis­sions liées à la pro­duc­tion de l’énergie, ni la con­struc­tion et l’entretien des véhicules et des infra­struc­tures de trans­port, qui sont dans d’autres secteurs ou sont par­fois des émis­sions importées. Les prin­ci­pales sta­tis­tiques n’incluent générale­ment pas non plus les trans­ports inter­na­tionaux mar­itimes et aériens.
3Chiffres du rap­port Secten du CITEPA : https://​www​.citepa​.org/​f​r​/​s​e​cten/. Le trans­port de marchan­dis­es représente 30 % des émis­sions des trans­ports nationaux et 9,4 % des émis­sions totales sur le ter­ri­toire nation­al, tous secteurs con­fon­dus ; en ajoutant les trans­ports inter­na­tionaux aux cal­culs, ces chiffres passent respec­tive­ment à 32 % et 11,1 %.
4Les émis­sions des VUL sont comp­tées pour 60 % pour les voyageurs et 40 % pour les marchan­dis­es (voir page 69 thèse Bigo, 2020) ; pour la nav­i­ga­tion, le trans­port flu­vial de marchan­dis­es et les caté­gories « Mar­itime » (trans­port mar­itime inter­na­tion­al, domes­tique et pêche) sont comp­tés dans les marchan­dis­es, et la caté­gorie « Autres nav­i­ga­tions » (bateaux de plai­sance et autres petits bateaux) est comp­tée dans les voyageurs ; pour l’aérien, la répar­ti­tion est faite au pro­ra­ta du poids, en con­sid­érant qu’un pas­sager et ses bagages représen­tent 100 kg (méthodolo­gie sou­vent util­isée).
5Les décom­po­si­tions et les prin­ci­paux chiffres sur 1960–2017 et sur les scé­nar­ios de prospec­tives d’ici 2050 sont issus de la thèse « Les trans­ports face au défi de la tran­si­tion énergé­tique. Explo­rations entre passé et avenir, tech­nolo­gie et sobriété, accéléra­tion et ralen­tisse­ment », disponible sur ce lien : http://​www​.chair​-ener​gy​-pros​per​i​ty​.org/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​t​r​a​v​a​i​l​-​d​e​-​t​h​e​s​e​-​d​e​c​a​r​b​o​n​e​r​-​t​r​a​n​s​p​o​r​t​s​-​d​i​c​i​-​2050/
6Entre 1960 et 2017, la part modale du fer­rovi­aire est passée de 56 à 10 % env­i­ron, et celle du flu­vial de 10 à 2 % env­i­ron. Voir page 58 de la thèse.
7Dans les inven­taires d’émissions, l’usage des bio­car­bu­rants est con­sid­éré neu­tre et n’est pas comp­té dans le secteur des trans­ports, le CO2 émis lors de leur com­bus­tion ayant été cap­té lors de la crois­sance des plantes. En con­sid­érant l’analyse de cycle de vie mais aus­si les pos­si­bles change­ments d’affectation des sols liés à leur pro­duc­tion, les bio­car­bu­rants util­isés en France en 2017 avaient pour­tant une inten­sité car­bone sim­i­laire au pét­role (voir page 65 de la thèse). Les baiss­es des émis­sions qui lui sont accordées sont donc en bonne par­tie arti­fi­cielles.
8Voir l’analyse sur le site d’Enerdata, réal­isée avec Ari­ane Bous­quet, Lau­ra Sudries et Bruno Lapil­lonne : https://​www​.ener​da​ta​.net/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​/​e​x​e​c​u​t​i​v​e​-​b​r​i​e​f​i​n​g​/​t​r​a​n​s​p​o​r​t​-​c​o​2​-​e​m​i​s​s​i​o​n​s​-​t​r​e​n​d​s​.html
9Dans la SNBC, les con­som­ma­tions du parc de poids lourds diesel bais­sent de 38 % par kilo­mètre par­cou­ru, alors que ces poids lourds trans­portent un poids plus élevé de 24 %, et que les gains d’efficacité sont de plus en plus dif­fi­ciles et coû­teux à obtenir sur les moteurs ther­miques.
10Par­mi les 15 scé­nar­ios étudiés, 10 datent d’avant 2019 et ont été étudiés dans la thèse, aux­quels ont été ajoutés les scé­nar­ios Transition(s) 2050 de l’ADEME pub­liés fin 2021. Le périmètre exclut ici les VUL (con­traire­ment au même sché­ma sim­i­laire page 123 de la thèse) pour faciliter la com­para­i­son entre scé­nar­ios.

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