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Limiter les flux de marchandises, levier tabou de la transition ?

Aurélien Bigo
Aurélien Bigo
chercheur associé de la Chaire Énergie et Prospérité à l'Institut Louis Bachelier
En bref
  • La vision de la transition énergétique du transport de marchandises est très souvent tournée vers la technologie, qui est un levier indispensable mais également insuffisant.
  • La modération de la demande de transport de marchandises est un autre levier de la transition énergétique à prendre en compte, permettant la réduction des émissions, des coûts et des externalités négatives du transport.
  • Les moyens pour modérer la demande de transport incluent la réduction des tonnes à transporter, la diminution des kilomètres parcourus et la diminution des chaînes logistiques.
  • Contrairement aux leviers technologiques et de report modal, qui interrogent en grande partie des évolutions internes au secteur logistique, la modération de la demande de transport dépend essentiellement de l’évolution des autres secteurs de l’économie.
  • La modération de la demande de transport est cruciale pour atteindre les objectifs de décarbonation, et il est nécessaire de se pencher davantage sur ce levier, de comprendre son potentiel et de mettre en place des politiques appropriées.

La vision de la tran­si­tion énergé­tique du trans­port de marchan­dis­es est très sou­vent forte­ment tournée vers la tech­nolo­gie, indis­pens­able mais égale­ment insuff­isante et con­fron­tée à de nom­breux freins. La réponse à cela con­siste sou­vent à évo­quer le report modal comme prin­ci­pale alter­na­tive pour lim­iter le trans­port par poids lourds (voir les précé­dents arti­cles en lien). Mais les scé­nar­ios mon­trent égale­ment un poten­tiel majeur du levi­er de mod­éra­tion de la demande de trans­port, c’est-à-dire de lim­i­ta­tion des flux de marchandises.

Pourquoi modérer la demande de transport ?

Les scé­nar­ios de prospec­tives en France se mon­trent très con­trastés sur l’évolution de la demande de trans­port à l’horizon 2050, d’environ +80 % à qua­si­ment ‑50 % selon les scé­nar­ios (cf. 1er arti­cle). En fonc­tion de la tra­jec­toire prise, les enjeux logis­tiques ou en ter­mes de con­som­ma­tions de ressources et d’énergie seront très var­iés. Il en est de même en ter­mes d’effet de ce fac­teur sur l’évolution des émissions.

Aus­si le levi­er du report modal aura un poten­tiel lim­ité sans remise en ques­tion plus glob­ale­ment des vol­umes et de l’organisation des flux logis­tiques. Au con­traire, sa part modale pour­ra d’autant plus pro­gress­er que la demande totale n’est pas en forte crois­sance, que le trans­port routi­er est défa­vorisé, et que la poli­tique de report modal s’inscrit dans une évo­lu­tion glob­ale en cohérence avec l’aménagement du ter­ri­toire, la poli­tique indus­trielle et les évo­lu­tions des chaînes logis­tiques (cf. 3e arti­cle).

Les options tech­nologiques de décar­bon­a­tion sont égale­ment con­fron­tées à des con­traintes de ressources disponibles, que ce soit en bio­masse (biogaz, agro­car­bu­rants), en élec­tric­ité et/ou en métaux (élec­trique, hydrogène). Réduire les trafics per­me­t­tra de lim­iter ces con­traintes et de faciliter la sor­tie des éner­gies fos­siles, qui domi­nent aujourd’hui pour les car­bu­rants liq­uides, gazeux (méthane) et pour la pro­duc­tion d’hydrogène (cf. 2e arti­cle).

Le coût financier de la tran­si­tion en sera égale­ment réduit, aus­si bien pour les coûts d’investissements dans les infra­struc­tures (logis­tiques, de trans­port, énergé­tiques…), le coût du renou­velle­ment des flottes de véhicules ou les coûts de pro­duc­tion de l’énergie.

Enfin, lim­iter les trafics de marchan­dis­es agi­ra simul­tané­ment sur la réduc­tion de nom­breuses exter­nal­ités des trans­ports : baisse de la con­ges­tion, de l’usure des infra­struc­tures, de la pol­lu­tion atmo­sphérique, sonore, de l’accidentalité, des besoins en sur­faces logis­tiques, ou encore des pol­lu­tions liées aux extrac­tions de ressources.

Quels moyens pour modérer la demande de transport ?

La manière de compt­abilis­er le fac­teur de demande de trans­port est la tonne.kilomètre (qui cor­re­spond à 1 tonne déplacée sur 1 km). Les trans­ports de marchan­dis­es intérieurs en France cor­re­spon­dent à env­i­ron 330 mil­liards de t.km, soit de l’ordre de 14 t.km par jour et par per­son­ne (soit 100 kg sur 140 km, par exem­ple)1.

On peut évo­quer 3 moyens pour mod­ér­er cette demande de fret :

  • Réduire les tonnes à trans­porter, par la sobriété dans les con­som­ma­tions matérielles de l’économie ;
  • Réduire les kilo­mètres par­cou­rus, en relo­cal­isant l’économie afin de réduire les dis­tances de transport ;
  • Réduire les chaînes logis­tiques, en ter­mes de nom­bre d’intermédiaires entre l’extraction et la pro­duc­tion ini­tiale, puis le con­som­ma­teur final ou la livraison.

Pour pren­dre quelques exem­ples selon les types de marchandises :

  • Dans l’agri­cul­ture et ali­men­ta­tion, ces trois leviers peu­vent être sol­lic­ités dans la tran­si­tion, par une lim­i­ta­tion du gaspillage ali­men­taire (baisse des tonnes), une ali­men­ta­tion plus locale (baisse des dis­tances), et le développe­ment des cir­cuits-courts (réduc­tion des intermédiaires) ;
  • Pour les matéri­aux de con­struc­tion, qui représen­tent des vol­umes impor­tants mais sur des dis­tances assez lim­itées, les baiss­es des vol­umes pour­raient être sig­ni­fica­tives via la réduc­tion des con­struc­tions neuves en rai­son de l’évolution démo­graphique, par la réha­bil­i­ta­tion et la réno­va­tion plutôt que la (re)construction en neuf, ou encore par la con­struc­tion de loge­ment col­lec­tifs plutôt qu’individuels ;
  • Dans l’indus­trie ou pour les biens man­u­fac­turés, cela dépend plus glob­ale­ment de l’évolution de la poli­tique indus­trielle, ain­si que de la sobriété et de la struc­ture de la con­som­ma­tion. Cela impactera les flux intérieurs mais aus­si les flux inter­na­tionaux, au vu de l’importance notam­ment des impor­ta­tions de biens de consommations ;
  • Enfin, dans le secteur énergé­tique, c’est de l’ordre d’un tier des ton­nages traités dans les ports français qui sont con­sti­tués d’hydrocarbures (pét­role et gaz)2. Ces flux sont amenés à forte­ment dimin­uer si la tran­si­tion énergé­tique est réussie, sans pour autant être com­pen­sés dans des pro­por­tions com­pa­ra­bles par les moyens de rem­place­ment (éner­gies, métaux, moyens de pro­duc­tion d’énergies renou­ve­lables, bat­ter­ies, etc.).
Exem­ple d’évolution de la demande de trans­port par caté­gorie de marchan­dis­es entre 2015 et 2050 selon les scé­nar­ios Transition(s) 2050 de l’ADEME3.

Les risques ou évolutions plus larges à prendre en compte

Con­traire­ment aux leviers tech­nologiques et de report modal qui inter­ro­gent en grande par­tie des évo­lu­tions internes au secteur logis­tique, la mod­éra­tion de la demande de trans­port dépend grande­ment et même essen­tielle­ment de l’évolution des autres secteurs de l’économie.

Comme tou­jours et encore plus dans ce cas, la tran­si­tion est donc à regarder de manière suff­isam­ment large pour veiller à sol­liciter des évo­lu­tions per­ti­nentes. De nom­breuses évo­lu­tions liées à la tran­si­tion écologique vont bien dans le sens de la mod­éra­tion de la demande (comme évo­qué précédem­ment). On peut néan­moins citer 3 poten­tiels risques à pren­dre en compte pour s’assurer que l’objectif de mod­éra­tion de la demande ne se fasse pas au détri­ment d’autres évo­lu­tions vertueuses :

  • Les flux de trans­port de marchan­dis­es étant par nature en inter­ac­tion avec les dif­férents secteurs de l’économie, il pour­ra y avoir dans la tran­si­tion une aug­men­ta­tion de flux pour cer­tains types de matières ou secteurs, par exem­ple pour les métaux, la bio­masse, ou encore les flux néces­saires pour met­tre en place une économie plus cir­cu­laire. Ces flux seront sou­vent plus faibles qu’avec l’économie fos­sile actuelle et devront être rationnal­isés, mais ne doivent pas être nég­ligés dans la transition.
  • Aus­si la réin­dus­tri­al­i­sa­tion en France aura pour effet de lim­iter cer­tains flux inter­na­tionaux (mar­itime en par­ti­c­uli­er), mais pour­ra au con­traire aug­menter cer­tains flux intérieurs à la France. Ain­si, relo­calis­er cer­taines étapes de pro­duc­tion de pro­duits indus­triels et biens de con­som­ma­tion amèn­era plus de tonnes​.km que seule­ment assur­er la livrai­son finale aux con­som­ma­teurs depuis les ports ou les frontières.
  • Enfin, il fau­dra veiller à ne pas démas­si­fi­er la logis­tique avec la réduc­tion des dis­tances et des vol­umes. En effet, de forts vol­umes sur longue dis­tance favorisent des poids lourds plus capac­i­taires et/ou le report modal vers le flu­vial ou le fer­rovi­aire. Sans cette pré­cau­tion, la moin­dre opti­mi­sa­tion des flux peut dans cer­tains cas faire plus que com­penser les avan­tages liés à la mod­éra­tion de la demande.

En conclusion

L’évolution de la demande de trans­port de marchan­dis­es sera déter­mi­nante dans l’atteinte des objec­tifs de décar­bon­a­tion, dans un con­texte de dif­fi­cultés et de fortes iner­ties dans les autres leviers. S’orienter vers les scé­nar­ios les plus sobres en flux de marchan­dis­es est d’autant plus néces­saire que les évo­lu­tions envis­agées à l’avenir sont très con­trastées : un fac­teur 3,5 entre une divi­sion qua­si­ment par 2 et une hausse jusqu’à 80 % selon les scénarios.

Bien que cer­tains risques soient à anticiper, cette évo­lu­tion est glob­ale­ment en cohérence avec une économie qui recherche davan­tage de sobriété et une cer­taine relo­cal­i­sa­tion des activ­ités pro­duc­tives. Au vu du faible intérêt jusqu’à présent pour ces évo­lu­tions, mais égale­ment de la com­plex­ité du sujet, il est néces­saire de se pencher davan­tage sur ce levi­er majeur de sobriété, de pré­cis­er son poten­tiel et de met­tre les poli­tiques les plus appro­priées en place.

1CGDD-SDES, 2022. Bilan annuel des trans­ports en 2021.
2Graphique à retrou­ver dans ADEME, 2021. Transition(s) 2050, p218.Voir aus­si les travaux de l’IDDRI en 2019, ou encore le scé­nario du PTEF du Shift Project qui pro­jette ‑35 % de demande d’ici à 2050.
3CGDD-SDES, 2018. L’activité des ports mar­itimes français repart en 2017.

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