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Comment concilier impact social et enjeux environnementaux ?

Patricia Crifo
Patricia Crifo
professeure d’économie à l’École polytechnique (IP Paris), chercheuse au CREST (CNRS) et chercheuse associée à CIRANO
En bref
  • Pour faire face au dérèglement climatique et à ses nouveaux enjeux, il est nécessaire d’opérer une transition socialement juste.
  • La transition ne devra pas impacter négativement les secteurs et populations les plus vulnérables.
  • Les critères non-financiers ESG peuvent être des leviers de transformation efficaces pour concilier enjeux environnementaux et enjeux sociaux.
  • Des moyens d’action comme la participation des salariés à la gouvernance de l’entreprise ou l’indexation des rémunérations des dirigeants, semblent avoir un impact positif global.

Pour faire face au change­ment cli­ma­tique, et adapter nos économies et nos sociétés à ses enjeux pres­sants, il fau­dra opér­er une tran­si­tion. Com­ment faire pour que cette tran­si­tion soit la plus juste pos­si­ble ? Pour l’Organisation inter­na­tionale du Tra­vail, une tran­si­tion juste con­siste à « ren­dre l’é­conomie plus verte d’une manière qui soit aus­si équitable et inclu­sive que pos­si­ble pour toutes les per­son­nes con­cernées, en créant des oppor­tu­nités de tra­vail décent et en ne lais­sant per­son­ne de côté ». La même idée de tran­si­tion juste fig­u­rait déjà dans l’Accord de Paris de 2015.

Le con­texte actuel rend ce défi d’autant plus périlleux, entre les con­séquences de la pandémie de Covid-19, l’impact économique de la guerre en Ukraine et l’inflation grim­pante. Il est fon­da­men­tal de revoir en pro­fondeur la struc­ture de notre économie, sans creuser les iné­gal­ités donc, mais sans frein­er non plus les investisse­ments allant dans le sens de la tran­si­tion énergé­tique. Or, une tran­si­tion pro­fonde implique automa­tique­ment des change­ments pro­fonds, donc la créa­tion et la destruc­tion d’activité pour de mul­ti­ples secteurs, ain­si que des impacts soci­aux dif­fi­ciles à prévoir.

Prendre en compte des critères économiques et sociaux pertinents

Pour relever le défi d’une tran­si­tion juste, les critères non-financiers ESG (Envi­ron­nemen­taux, Soci­aux et de Gou­ver­nance) peu­vent jouer un rôle impor­tant. Ils offrent un con­tour clair aux efforts des acteurs économiques, de la finance et des entre­pris­es dans la remise en ques­tion de leurs pra­tiques et de leurs straté­gies. À par­tir de jan­vi­er 2024, de nou­velles règles européennes vont d’ailleurs être mis­es en place pour une meilleure infor­ma­tion sur l’impact envi­ron­nemen­tal des entre­pris­es. Ces dernières devront fournir plus de don­nées sur la pol­lu­tion engen­drée par leur activ­ité, leur util­i­sa­tion des ressources marines ou les actions mis­es en place pour évoluer vers une économie cir­cu­laire. Ces nou­velles mesures veu­lent aus­si ren­forcer la trans­parence pour les four­nisseurs de nota­tions ESG.

Pour l’instant, les nota­tions des per­for­mances ESG diver­gent d’une agence à l’autre, et cela peut pos­er prob­lème pour dévelop­per une finance durable. Une nor­mal­i­sa­tion des infor­ma­tions ESG per­me­t­trait, en effet, de con­cili­er les enjeux envi­ron­nemen­taux et les enjeux soci­aux dans une péri­ode de tran­si­tion énergé­tique. Cepen­dant, pour qu’une tran­si­tion soit juste, nous faisons face à deux défis. Le pre­mier est un enjeu de « jus­tice dis­trib­u­tive ». Le pas­sage à une économie bas car­bone ne touchera pas tous les secteurs, toutes les régions et toute la pop­u­la­tion de la même manière et avec la même inten­sité. En effet, cer­tains secteurs ou régions sont plus dépen­dants des éner­gies fos­siles, des indus­tries pol­lu­antes ou des ressources naturelles.

Com­ment les normes ESG peu­vent-elles jouer un rôle pour ces derniers ? En prenant en compte des critères économiques et soci­aux per­ti­nents, et pas seule­ment le niveau d’emploi dans ces zones ou par­ties de la pop­u­la­tion par­ti­c­ulière­ment vul­nérables à la tran­si­tion énergé­tique. Il s’agirait donc par exem­ple d’utiliser des don­nées de per­for­mance sociale et envi­ron­nemen­tale délivrées par des agences de nota­tion extra-finan­cière, des don­nées de pra­tique fournies par des enquêtes de sta­tis­tique publique ou encore des don­nées expéri­men­tales fournies par des sci­en­tifiques. La nor­mal­i­sa­tion ESG doit pren­dre en compte cet enjeu de « jus­tice dis­trib­u­tive », ce qui implique aus­si de refléter les con­flits ou arbi­trages poten­tiels qui pour­raient sur­venir au sein de l’entreprise.

Donner un rôle actif à toutes les parties prenantes

Un deux­ième défi doit être pris en compte si l’on veut opér­er une tran­si­tion juste, et celui-ci est directe­ment lié à un enjeu de gou­ver­nance. Tous les acteurs touchés par cette tran­si­tion n’ont pas la même capac­ité d’influence, le même pou­voir de déci­sion sur leur envi­ron­nement proche, notam­ment au sein de l’entreprise. Com­ment alors répon­dre à cet enjeu de « jus­tice procé­du­rale » et don­ner un rôle act­if à toutes les par­ties prenantes ? Les entre­pris­es peu­vent inclure les salariés dans la prise de déci­sions stratégiques, et dans l’intégration des objec­tifs envi­ron­nemen­taux et sociaux.

La par­tic­i­pa­tion des salariés à la gou­ver­nance de l’entreprise sem­ble avoir un impact posi­tif sur les résul­tats de l’entreprise, à la fois en ter­mes de per­for­mance finan­cière et extra-finan­cière. La pro­duc­tiv­ité, le nom­bre de brevets déposés aug­mente quand des salariés sont présents au con­seil d’administration de leur entre­prise, selon la recherche. Par ailleurs, les autres col­lab­o­ra­teurs se mon­trent plus motivés et l’identification aux objec­tifs de l’entreprise est plus forte. Dans le cadre d’une tran­si­tion juste, il ne s’agit pas seule­ment de compter sur la sim­ple présence des salariés au cœur du proces­sus déci­sion­nel, il faut aus­si notam­ment met­tre en place de la trans­parence, ren­dre acces­si­bles les infor­ma­tions économiques, encour­ager un dia­logue entre la direc­tion et les parte­naires sociaux.

Des rémunérations indexées sur les objectifs environnementaux

Au-delà des salariés, il est pos­si­ble d’agir au niveau des rémunéra­tions des dirigeants des entre­pris­es pour faire en sorte que les enjeux envi­ron­nemen­taux et soci­aux soient bien pris en compte. La Pre­mière min­istre l’avait évo­qué dans son dis­cours de poli­tique générale en juil­let 2022. « Les dirigeants des grandes entre­pris­es doivent mon­tr­er l’ex­em­ple, et leur rémunéra­tion dépen­dra de l’at­teinte des objec­tifs envi­ron­nemen­taux », déclarait Élis­a­beth Borne devant les députés.

Le débat sur l’indexation des rémunéra­tions des dirigeants sur des critères envi­ron­nemen­taux, mais aus­si soci­aux, est vif dans de nom­breux pays. En août 2022, l’Américaine Mas­ter­card annonçait ain­si que les bonus de tous ses employés allaient être cal­culés en fonc­tion des objec­tifs ESG, notam­ment les réduc­tions d’émissions de CO2, l’inclusion finan­cière et la baisse des écarts de salaire entre hommes et femmes. Deux ans aupar­a­vant, en Alle­magne, BMW indi­quait que les rémunéra­tions de son direc­toire allaient dépen­dre en par­tie du respect de ses objec­tifs de réduc­tion des émis­sions de CO2.

Que sait-on de l’efficacité de ce type de mesures ? L’impact de ces bonus ESG dif­fère large­ment selon le mod­èle de gou­ver­nance de l’entreprise. Quand cette dernière est ori­en­tée vers les action­naires, on observe une diminu­tion de la per­for­mance finan­cière d’un côté, et seule­ment un gain relatif en per­for­mance RSE. À l’inverse, si la gou­ver­nance est tournée vers les salariés, par exem­ple, on remar­que une amélio­ra­tion de la per­for­mance extra-finan­cière. Une nor­mal­i­sa­tion ESG peut être un socle solide pour réalis­er une tran­si­tion juste, mais pour être effi­cace, il faut qu’elle intè­gre des enjeux com­plex­es dans l’interaction entre les dimen­sions envi­ron­nemen­tales et sociales de nature dis­trib­u­tive et de gouvernance.

Sirine Azouaoui

Pour aller plus loin

Cri­fo, P. 2023. Normes ESG et tran­si­tion juste : com­ment pren­dre en compte simul­tané­ment les enjeux envi­ron­nemen­taux et soci­aux ? Revue Servir, Févri­er-Mars 2023 / n°520, 16–20.

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