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Transition énergétique : il reste des pistes encore largement sous-exploitées

Synergie entre énergies fossiles et décarbonées, frein à la transition énergétique

Victor Court, enseignant-chercheur au sein d’IFP School et chercheur associé à la Chaire énergie & prospérité
Le 14 février 2024 |
4 min. de lecture
Victor Court
Victor Court
enseignant-chercheur au sein d’IFP School et chercheur associé à la Chaire énergie & prospérité
En bref
  • La transition énergétique est pour l’instant entravée par la synergie des systèmes énergétiques fossiles et décarbonés.
  • Cette transition que nous devons accomplir devra être absolue et rapide, ce qui nécessite la mise en place d’un nombre considérable d’infrastructures basées sur les énergies renouvelables.
  • Cela s’accompagne d’un retour des contraintes matérielles et de la prise de conscience des limites planétaires.
  • L’hydrogène vert est prometteur, mais demanderait augmenter quantitativement notre production pour atteindre l’objectif de 500 millions de tonnes/an, d’ici 2050.
  • Les efforts nécessaires sont comparables à ceux d’une économie de guerre, bien que l’emploi de ce terme soit trompeur, car il induit que l’effort mené sera de courte durée.
  • Se préparer au changement de paradigme imposé par la transformation écologique est indispensable.

Le con­stat est sans appel : il faut réduire dras­tique­ment nos émis­sions de gaz à effet de serre. Avec les tech­nolo­gies actuelles, cela sig­ni­fie aban­don­ner les éner­gies fos­siles pour espér­er lim­iter l’ampleur du change­ment cli­ma­tique. Cette tran­si­tion énergé­tique, au prof­it de sources d’énergie décar­bonées (éolien, pho­to­voltaïque, hydraulique, nucléaire, géother­mie, biogaz, etc.) ne sera pas aisée. Pour l’humanité, ce sera une pre­mière, comme l’a démon­tré l’historien Jean-Bap­tiste Fres­soz1. Jusqu’à présent, plutôt que de sub­stituer les uns aux autres, les sys­tèmes énergé­tiques se sont additionnés.

Aujourd’hui encore, pour aller de leurs sites de pro­duc­tion à leurs sites d’installation, les com­posants d’une cen­trale nucléaire ou des pan­neaux pho­to­voltaïques sil­lon­nent la planète sur des bateaux porte-con­teneurs ali­men­tés par des car­bu­rants fos­siles. Les éner­gies renou­ve­lables se dévelop­pent en syn­ergie avec les éner­gies fos­siles. Prenons l’exemple du cuiv­re, élé­ment cru­cial aux réseaux élec­triques et donc à la tran­si­tion énergé­tique. Avec env­i­ron 5,5 mil­lions de tonnes extraites chaque année, le Chili en est le prin­ci­pal pro­duc­teur. Pour combler ain­si près de 25 % des besoins du marché mon­di­al, les mines chili­ennes utilisent des mil­liers de tonnes de pét­role raf­finé, indis­pens­able aux bull­doz­ers, mais aus­si de l’électricité, pro­duite à 40 % à par­tir de char­bon2. Celui-ci est importé par bateaux depuis la Colom­bie, l’Australie et les États-Unis, via une chaîne d’approvisionnement qui repose, elle aus­si, sur du pét­role et du gaz.

La con­som­ma­tion glob­ale d’énergie pri­maire, c’est-à-dire la somme des pro­duits énergé­tiques non trans­for­més, ne cesse de croître.  Et la syn­ergie va dans les deux sens : de plus en plus de sites d’extraction d’énergies fos­siles fonc­tion­nent avec des éner­gies renou­ve­lables, comme l’illustre les éoli­ennes des­tinées à ali­menter les mines de char­bon de Mpumalan­ga en Afrique du Sud, ou les pan­neaux pho­to­voltaïques déployés autour des puits de pét­role du Texas.

Un goulot d’étranglement

La tran­si­tion que nous devons accom­plir devra être absolue, et non rel­a­tive comme celles du passé. Et, dif­fi­culté sup­plé­men­taire, pour com­penser l’immense den­sité énergé­tique des fos­siles, un grand nom­bre d’infrastructures basées sur les renou­ve­lables devront être opéra­tionnelles rapidement.

Con­crète­ment, pour obtenir une économie mon­di­ale neu­tre en car­bone en 2050, c’est-à-dire réalis­er une tran­si­tion capa­ble de main­tenir la dérive cli­ma­tique à 1,5 °C, l’Agence inter­na­tionale de l’énergie (AIE)3 donne un rôle cen­tral à l’hydrogène. Les pro­priétés de ce vecteur énergé­tique le ren­dent par­ti­c­ulière­ment intéres­sant pour décar­bon­er les proces­sus indus­triels (pro­duc­tion d’acier et d’engrais notam­ment) ou les trans­ports aériens et mar­itimes. Aujourd’hui, on pro­duit env­i­ron 115 mil­lions de tonnes d’hydrogène par an dans le monde, majori­taire­ment via des proces­sus indus­triels qui reposent sur du gaz et du char­bon. Ces tech­niques émet­tent donc des gaz à effet de serre. L’AIE estime qu’en 2050, il fau­dra 500 mil­lions de tonnes d’hydrogène par an, d’origine décar­bonée cette fois.

Com­ment réalis­er ce saut quan­ti­tatif ? L’hydrogène blanc, d’origine naturelle et dont on vient de décou­vrir un impor­tant gise­ment en Lor­raine, ne sem­ble pas pou­voir être exploité à cette échelle dans les délais imposés par la tran­si­tion. Bien que plus avancé sur le plan indus­triel, il en est de même pour l’hydrogène bleu, qui repose sur la com­bus­tion d’énergies fos­siles cumulée à la cap­ture et la séques­tra­tion du car­bone. Il faudrait donc plutôt compter sur un hydrogène dit vert, pro­duit par élec­trol­yse de l’eau grâce à de l’électricité décar­bonée. Mais les besoins en élec­tric­ité seraient alors gigan­tesques. Pro­duire 500 mil­lions de tonnes d’hydrogène décar­boné par an impli­querait de con­stru­ire, dans le monde, quelque 4 000 nou­veaux réac­teurs nucléaires en plus des 437 actuels. Si les choix poli­tiques amè­nent à préfér­er l’éolien, ce seront 6,2 mil­lions d’éoliennes à installer d’ici 2050, alors que le parc mon­di­al en compte actuelle­ment quelque 500 000.

Aurons-nous les ressources indus­trielles et matérielles pour ces développe­ments ? Des recherch­es récentes mon­trent que, dans un scé­nario de tran­si­tion rapi­de, la con­struc­tion du sys­tème énergé­tique bas-car­bone risque de pro­duire un goulot d’é­tran­gle­ment sur l’énergie disponible. Pen­dant quelques décen­nies, le sys­tème énergé­tique bas-car­bone can­ni­balis­erait une quan­tité si grande d’énergie qu’il con­traindrait les autres sys­tèmes pro­duc­tifs, lais­sant beau­coup moins d’énergie disponible pour le trans­port aérien, la pro­duc­tion d’acier ou de ciment à d’autres fins4.

Vers une économie de guerre ?

Une tran­si­tion énergé­tique rapi­de, com­pat­i­ble avec les engage­ments nationaux, risque donc d’imposer des con­traintes extrême­ment fortes sur nos sociétés, qu’il faut anticiper. Selon cer­tains mod­èles, on doit s’attendre à une redi­rec­tion mas­sive de l’appareil pro­duc­tif, com­pa­ra­ble à celle con­nue par les États-Unis lors de leur entrée dans la Sec­onde Guerre mon­di­ale5. Les besoins en matière et en énergie pour la pro­duc­tion d’éoliennes, de pan­neaux pho­to­voltaïques et d’électrolyseurs seraient tels, qu’ils pour­raient induire une pénurie de biens quo­ti­di­ens. Cela pour­rait même con­train­dre la con­som­ma­tion des ménages. Dans ce con­texte, le chô­mage devrait baiss­er, car les besoins en main‑d’œuvre seraient impor­tants. Mais la con­ju­gai­son de l’effort indus­triel, de la ten­sion sur le marché du tra­vail et, donc, d’une hausse des salaires, entraîn­erait une forte infla­tion, autour de 10 % par an, et ce pen­dant plusieurs décennies.

Tout n’est pas encore joué. Beau­coup de déci­sions poli­tiques peu­vent influ­encer ce scé­nario « d’économie de guerre ». D’ailleurs, à peine en vogue, ce terme est déjà remis en ques­tion. Notam­ment parce qu’historiquement une économie de guerre est tem­po­raire ; c’est un effort demandé aux citoyens en vue d’un retour à la nor­male6. Or, si la bifur­ca­tion écologique est menée à bien, il est hors de ques­tion de revenir au monde d’avant, avec ses gaspillages et ses iné­gal­ités abyssales.

Dans ce nou­veau monde, ni les pro­grès tech­niques indis­pens­ables à la souten­abil­ité de la tran­si­tion, ni les dif­férentes options poli­tiques, ne per­me­t­tront de s’affranchir des con­traintes matérielles imposées par le monde physique. Sans les mirages créés par l’énergie facile des com­bustibles fos­siles, notre rela­tion à l’énergie rede­vien­dra celle que l’humanité con­nais­sait avant le XXe siè­cle. Est-ce cat­a­strophique ? Non, il faut seule­ment accepter ce retour des con­traintes pour s’y adapter le plus tôt pos­si­ble. Le risque sinon, est de subir ce nou­v­el ordre énergétique.

Propos recueillis par Agnès Vernet
1Fres­soz, J.-B. Sans tran­si­tion. Une nou­velle his­toire de l’én­ergie, Paris, Seuil, 2024.
2Perez, J.-L., Pitron, G. La Face Cachée des Éner­gies Vertes, 2020.
3https://www.iea.org/reports/net-zero-roadmap-a-global-pathway-to-keep-the-15–0c-goal-in-reach
4Slameršak, A., Kallis, G., O’Neill, D.W. « Ener­gy require­ments and car­bon emis­sions for a low-car­bon ener­gy tran­si­tion », Nature Com­mu­ni­ca­tions, 2022, vol. 13, 6932.
5Jacques, P. et al. « Assess­ing the eco­nom­ic con­se­quences of an ener­gy tran­si­tion through a bio­phys­i­cal stock-flow con­sis­tent mod­el », Eco­log­i­cal Eco­nom­ics, 2023, vol. 209, 107832.
6Mon­net, E. « Économie de guerre et écolo­gie : les risques de l’analogie », L’Économie poli­tique, 2023, vol. 95, pp. 94–102.

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