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L’immortalité, une vieille utopie réveillée par le transhumanisme

Stéphane Charpier
Stéphane Charpier
professeur de neurosciences à Sorbonne Université et directeur de recherche à l’Institut du cerveau de Paris
Cécilia Calheiros
Cécilia Calheiros
docteure en sociologie spécialiste du transhumanisme
En bref
  • Le transhumanisme est un courant qui défend l’idée d’un dépassement de la condition humaine.
  • Alors que l’espérance de vie croît continuellement depuis quelques décennies, les avancées en neurosciences révèlent les aspects idéologiques de ce courant de pensée.
  • Au fil des siècles, la définition de la mort a beaucoup évolué, mais ce phénomène est aujourd’hui considéré comme l’absence d’activité cérébrale.
  • Des chercheurs ont identifié des signaux distinctifs associés à la mort et à la réanimation, complexifiant la définition de la mort d'un point de vue neurophysiologique.
  • Dorénavant, certains courants transhumanismes ne visent plus l’immortalité, mais l’amortalité, c’est-à-dire une vie en bonne santé, considérablement prolongée.
  • L’immortalité est une quête humaine historique, la nouveauté réside dans l’argumentation techno-scientifique de cette ambition.

Du « coma dépassé » au « télécharge­ment de l’esprit » pro­jeté par les tran­shu­man­istes, la fron­tière entre la vie et la mort ne cesse de se par­er de mys­tères. Mais face aux espoirs d’immortalité qu’ils sus­ci­tent, se dressent les lim­ites de la réal­ité sci­en­tifique et de la con­di­tion humaine. Les récentes avancées en neu­ro­sciences réprou­vent ain­si cette aspi­ra­tion à tuer la mort, qui tient davan­tage de l’idéologie que d’un pro­jet tech­no-sci­en­tifique sérieux.

Cet arti­cle a été pub­lié en exclu­siv­ité dans notre mag­a­zine Le 3,14 sur la mort.
Décou­vrez-le ici.

Grâce aux pro­grès de la sci­ence et de la médecine, l’humanité n’a eu de cesse de repouss­er l’heure de son tré­pas. Si un con­tem­po­rain de Charle­magne nais­sait avec une espérance de vie d’à peine 30 ans, l’INED prévoit qu’un citoyen de l’Union européenne né en 2022 vivra en moyenne un peu plus de huit décen­nies. Mais cer­tains imag­i­nent aller plus loin encore. Les récentes révo­lu­tions sci­en­tifiques en intel­li­gence arti­fi­cielle, en géné­tique, en biolo­gie et en neu­ro­sciences, con­juguées à l’émergence du tran­shu­man­isme (courant qui défend l’idée d’un dépasse­ment de la con­di­tion humaine), ont ain­si remis la quête de l’immortalité sur le devant de la scène, ou du moins d’un pro­longe­ment sub­stantiel de la vie.

Mais avant de com­pren­dre com­ment et pourquoi repouss­er la mort, encore faut-il savoir la définir. Et la ques­tion n’est pas si sim­ple : « la mort, en tant que sci­en­tifique, je ne sais pas ce que c’est », avoue Stéphane Charpi­er, pro­fesseur de neu­ro­sciences à Sor­bonne Uni­ver­sité et directeur de l’équipe Neu­ro­sciences du Cerveau à l’Inserm. Pour lui, il s’agit d’un « con­cept pri­maire » qui ne prend son sens qu’en oppo­si­tion (« en négatif ») à la vie. C’est pourquoi son tra­vail con­siste à « étudi­er la mort en ten­tant de com­pren­dre ce qui se passe dans un cerveau qui est encore vivant ».

Un cas de coma dépassé décrit par P. Mol­laret et M. Goulon en 1959, dans la Revue Neu­rologique. Les auteurs pré­cisent en amont que « la survie d’un tel malade cesse automa­tique­ment dès que le con­trôle res­pi­ra­toire ou cir­cu­la­toire est arrêté ».

La nouvelle mort cérébrale, ou le cadavre au cœur battant

L’idée qu’un être humain dont le cœur bat est for­cé­ment vivant demeure large­ment partagée. Pour­tant, en décou­vrant le coma dépassé1 au milieu du 20e siè­cle, Pierre Mol­laret et Mau­rice Goulon ont démen­ti ce principe et « engen­dré, selon Stéphane Charpi­er, un nou­veau statut de l’existence humaine », en décrivant la pos­si­bil­ité d’avoir un cadavre au cœur bat­tant, mais dont le cerveau est détru­it. Les deux réan­i­ma­teurs ont en fait con­cep­tu­al­isé les pre­miers le principe de mort cérébrale. Ils définis­saient ce statut comme un « coma dans lequel se sura­joute à l’abolition totale des fonc­tions de la vie de rela­tion (ndlr : absence de réac­tiv­ité mus­cu­laire et nerveuse), non des per­tur­ba­tions, mais une abo­li­tion égale­ment totale de la vie végé­ta­tive (ndlr : absence de res­pi­ra­tion spontanée) ».

Ce faisant, la vision car­dio­cen­trée de l’existence n’a plus lieu d’être et, du point de vue médi­cal, ce qui fait qu’un être humain n’est pas mort, ce n’est plus son cœur qui bat, mais son cerveau qui vit.

Depuis 2012, l’OMS emprunte égale­ment ce point de vue cérébral dans sa déf­i­ni­tion de la mort : « la dis­pari­tion per­ma­nente et irréversible de la capac­ité de con­science et de toutes les fonc­tions du tronc cérébral ». Un être humain est donc con­sid­éré comme vivant dès lors que son cerveau est capa­ble de génér­er « un bruit de fond élec­trique » rap­pelle Stéphane Charpi­er. Ce phénomène, qui résulte de l’activité spon­tanée et endogène du cerveau, est mesurable à l’aide d’un élec­troencéphalo­gramme ou de microélec­trodes que les sci­en­tifiques insèrent à l’intérieur des neurones.

L’onde de la mort n’est pas fatale

Courant 2011, ennuyé par une présen­ta­tion sci­en­tifique au cours d’un col­loque, Stéphane Charpi­er préfère la lec­ture d’un arti­cle pub­lié dans la revue Plos One2, dont le titre men­tionne une mys­térieuse « vague de la mort » (Wave of Death). Les auteurs y éval­u­ent l’activité cérébrale qui se pro­duit au moment de la mort, « en étu­di­ant ce qui se passe dans le cerveau d’un rat avant, pen­dant et après une décap­i­ta­tion », pré­cise-t-il. Et comme atten­du, « ils con­sta­tent que cette activ­ité s’éteint très vite, mais qu’après quelque temps une onde gigan­tesque appa­raît sur l’électroencéphalogramme devenu plat ! » C’est ce que ces chercheurs néer­landais ont appelé « l’onde de la mort », sug­gérant qu’il s’agit du dernier sig­nal qu’un cerveau pro­duit avant de défini­tive­ment s’éteindre.

Il n’en fal­lait pas moins pour attis­er la curiosité du neu­ro­sci­en­tifique et d’embarquer son équipe Inserm à l’Institut du Cerveau (Hôpi­tal Pitié Salpetrière à Paris) dans un pro­jet visant à étudi­er ce phénomène plus en détail. « Nous avons aban­don­né le principe de décap­i­ta­tion et mis en place un pro­to­cole per­me­t­tant d’éteindre le cerveau, puis de le réanimer ensuite, tout en étu­di­ant l’activité cérébrale à l’aide de microélec­trodes insérées dans les neu­rones de notre mod­èle » résume le chercheur.

Mesures élec­tro-cor­ticographiques (EcoG) chez le rat, après une anox­ie provo­quée (Anox­ia onset) et une ten­ta­tive de réan­i­ma­tion (Resus­ci­ta­tion attempt). Sur la fig­ure A, les tracés supérieurs mon­trent une réan­i­ma­tion réussie et l’apparition de l’onde de la réan­i­ma­tion (WoR). (Mod­i­fié à par­tir de Schramm et al., 2020). Source : Charpi­er S (2023)3.

Après avoir con­fir­mé le phénomène neu­ronal d’onde de la mort, les chercheurs ont assisté, au moment de réanimer les mod­èles, à l’apparition « d’une deux­ième onde ! […] Un signe élec­trique du retour en vie du cerveau », qu’ils ont nom­mé « onde de la réan­i­ma­tion ». Les sci­en­tifiques ont ain­si car­ac­térisé deux mar­queurs neu­ronaux qui per­me­t­tent de décrypter la fron­tière entre la vie et la mort. Il manque encore des paramètres pour définir pré­cisé­ment la mort d’un point de vue neu­ro­phys­i­ologique, mais leurs travaux per­me­t­tent d’attribuer une sig­na­ture à deux états dis­tincts : « je suis peut-être en train de mourir » et « je suis en train de revenir ».

Un élec­troencéphalo­gramme plat ne sig­ni­fie donc pas for­cé­ment que tout est fini, ce qui fait dire à Stéphane Charpi­er que « la mort est une asymp­tote ». Une courbe dont le point de con­ver­gence avec la ligne de fin est un hori­zon plus qu’indécis.

L’immortalité, l’horizon permanent du transhumanisme

L’étude élec­tro-neu­ronale per­met aux chercheurs de « dif­férenci­er trois dimen­sions phys­i­ologiques de l’existence : vivant, éveil­lé et con­scient », aux­quelles cor­re­spon­dent des sig­na­tures élec­triques par­ti­c­ulières. Ce trip­tyque qu’énonce Stéphane Charpi­er, par ailleurs auteur de La sci­ence de la résur­rec­tion4, per­met de com­pren­dre que « ce qui fait qu’un être humain n’est pas mort, ce n’est plus seule­ment son cœur qui bat, ni sa capac­ité à respir­er spon­tané­ment, mais bien son apti­tude à pro­duire une expéri­ence sub­jec­tive con­sciente. »

Alors, si la mort coïn­cide avec l’incapacité d’être con­scient, la quête d’immortalité chère aux tran­shu­man­istes revient-elle à con­tin­uer de faire vivre notre cerveau après que notre corps nous ait lâché ? « Pas seule­ment », répond Cecil­ia Cal­heiros, soci­o­logue spé­cial­iste de la san­té et des reli­gions qui a con­sacré sa thèse de doc­tor­at à ce sujet. « Le tran­shu­man­isme aspire à la fin de l’humain tel qu’il existe et l’avènement d’un nou­veau, résume-t-elle, qui sera soit immor­tel, soit amor­tel, selon que vous soyez un tran­shu­man­iste nord-améri­cain ou français. » Par amor­tel, com­prenez un être humain dont la durée de vie en bonne san­té est con­sid­érable­ment pro­longée, sans pour autant être éter­nelle. En somme, le pro­jet tran­shu­man­iste revient à pro­pos­er une société où « la con­di­tion humaine s’émancipe de ses lim­ites biologiques ».

L’illusion de l’éternel

À en croire les per­son­nes qui se récla­ment de ce courant, l’immortalité n’est pour l’instant qu’un « point à l’horizon ». Pour l’atteindre, cer­tains tran­shu­man­istes plaident pour une approche biologique du con­tre-vieil­lisse­ment (ou « longévisme ») avec pour objec­tif de stop­per voire d’inverser le proces­sus de sénes­cence. D’autres croient que la « vraie lib­erté con­siste à se détach­er de son enveloppe cor­porelle », affirme la chercheuse. Dans ce cas, l’essence de l’existence est située dans le cerveau, dont il faudrait préserv­er les sou­venirs et le fonc­tion­nement « pour le ren­dre impériss­able » en le cryo­génisant comme ce que pro­pose Alcor Life Exten­sion Foun­da­tion aux États-Unis, ou par des procédés de télécharge­ment de l’esprit. À défaut de ten­dre vers le domaine du pos­si­ble, ces méth­odes présen­tent l’avantage d’alimenter l’imaginaire de nom­breux artistes et auteurs de science-fiction.

Boris Karloff dans le rôle du mon­stre (pho­to pub­lic­i­taire pour le film La Fiancée de Franken­stein, 1935).

Illu­soire donc ? « Sans aucun doute » lâche Stéphane Charpi­er. Selon lui, « le pro­jet tran­shu­man­iste est une fable méta­physique. On peut aug­menter ses capac­ités d’existence, cor­riger des défauts, sup­pléer cer­taines faib­less­es, mais aug­menter l’humain en tant qu’entité ou cryo­génis­er son cerveau, relève tout sim­ple­ment de la chimère. » Le neu­ro­sci­en­tifique recon­naît la capac­ité des humains à pro­duire des réseaux de neu­rones arti­fi­ciels, à « bricol­er des cerveaux », mais il con­sid­ère inimag­in­able qu’une machine puisse pro­duire, ni même répli­quer les proces­sus neu­ronaux qui sous-ten­dent la subjectivité.

Les moyens justifient la fin

Finale­ment, le car­ac­tère nova­teur du tran­shu­man­isme ne réside pas dans la quête de la vie éter­nelle. « Ce qui est inédit, c’est d’affirmer que cette immor­tal­ité est plau­si­ble, grâce à un dis­cours basé sur les avancées tech­no-sci­en­tifiques. Les objec­tifs tran­shu­man­istes parvi­en­nent ain­si à con­va­in­cre des acteurs présents dans des sphères clés de nos sociétés : indus­trie, recherche, san­té, etc. », pointe Cecil­ia Cal­heiros. Par con­séquent, le tran­shu­man­isme est, selon elle, « l’expression la plus exac­er­bée qui soit de la société néolibérale, qui intime à cha­cun d’être la meilleure ver­sion de soi-même et d’améliorer sans cesse ses com­pé­tences. » La soci­o­logue con­sid­ère ce mou­ve­ment « avant tout comme une idéolo­gie, qui ren­force un pou­voir déjà présent. »

Dans le con­texte tran­shu­man­iste, l’adage qui veut que la fin jus­ti­fie les moyens ne tient donc plus, puisque cette fin (la mort) est appelée à dis­paraître. Le mythe tran­shu­man­iste repose alors sur un mou­ve­ment inverse où les moyens (les techno­sciences) jus­ti­fieraient une nou­velle fin (l’immortalité/l’amortalité). L’ambition est « une maîtrise infinie du monde » et des con­di­tions biologiques de l’existence, qui ramène les tran­shu­man­istes au mythe de Franken­stein, selon Stéphane Charpi­er. Pour lui, « avec ce roman, Mary Shel­ley écrit le pre­mier texte tran­shu­man­iste. Elle imag­ine un corps fait de frag­ments de cadavres qui vit et accom­plit le rêve des tran­shu­man­istes : priv­er l’être humain de la mort. »

Les quêtes de l’immortalité et de la longévité jalon­nent l’Histoire de l’humanité depuis ses prémices. Elles se con­cré­tisent au tra­vers d’innombrables mythes rela­tant des mor­tels ayant osé aspir­er à l’immortalité des dieux et con­damnés en retour à des sup­plices (Prométhée, Icare, etc.) L’essor du tran­shu­man­isme est une réac­tu­al­i­sa­tion mod­erne de cette ambi­tion. Inachev­able, ce mou­ve­ment se heurte au mur de l’objectivité et de la démarche sci­en­tifique. « Peut-on être con­scient sans avoir de corps ? Est-ce qu’une machine peut réelle­ment pro­duire de la sub­jec­tiv­ité ? » ques­tionne rhé­torique­ment Stéphane Charpi­er, en guise de conclusion.

Tant qu’aucun tran­shu­man­iste ne peut apporter de démon­stra­tion objec­tive ou la preuve que c’est pos­si­ble, la mort demeur­era l’horizon partagé de cha­cun d’entre nous.

Samuel Belaud
1http://​site​.jerome​coste​.free​.fr/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​M​o​l​l​a​r​e​t​1​9​5​9.pdf
2https://​www​.ncbi​.nlm​.nih​.gov/​p​m​c​/​a​r​t​i​c​l​e​s​/​P​M​C​3​0​2​9360/
3Between life and death: the brain twi­light zones. Front. Neu­rosci. 17:1156368.
4https://​edi​tions​.flam​mar​i​on​.com/​l​a​-​s​c​i​e​n​c​e​-​d​e​-​l​a​-​r​e​s​u​r​r​e​c​t​i​o​n​/​9​7​8​2​0​8​1​5​03335

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