Accueil / Chroniques / Matière molle : cet état que vous connaissez sans le savoir
π Science et technologies

Matière molle : cet état que vous connaissez sans le savoir

QUERE_David
David Quéré
directeur de recherche CNRS et professeur à l’École polytechnique (IP Paris)
JOSSERAND_Christophe
Christophe Josserand
chercheur CNRS au LadHyX* et professeur au département de mécanique de l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Le nom « matière molle » vient du discours du prix Nobel de physique reçu par Pierre-Gilles de Gennes en 1991.
  • L’étude de la matière molle se concentre sur des liquides complexes par essence et sur des liquides simples dans un état complexe.
  • Ses objets d’étude sont composites : ce sont des mélanges hétérogènes d’au moins deux constituants qui ont un caractère paradoxal ou ambigu.
  • Des objets du quotidien, comme le sable ou la mousse à raser, sont des objets d’étude de matière molle.
  • Définir ce champ de recherche reste ardu à cause de sa tendance à ne pas se focaliser sur un seul type d’objet : on le cerne mieux par le style de ses recherches.

Un tra­jet en voiture, sous la pluie. Les gouttes s’écoulent le long des fenêtres, par­fois s’arrêtent, comme si elles s’y col­laient. Quelle forme pren­nent-elles alors ? Qu’est-ce qui leur per­met de s’accrocher, alors que l’eau est en principe si flu­ide ? La réponse n’est pas sim­ple1

D’ailleurs, la même eau, quand elle se met à couler, est curieuse­ment lente, si on la com­pare à celle des riv­ières ou des tor­rents – pour­tant moins pen­tus qu’un pare-brise auto­mo­bile. Ces obser­va­tions inat­ten­dues mal­gré leur sim­plic­ité appar­ente posent en réal­ité des ques­tions pro­fondes qu’une sci­ence tente d’expliquer : la matière molle.

Naissance d’une science

Christophe Josserand, chercheur au Lab­o­ra­toire d’hy­dro­dy­namique (Lad­HyX2), con­sid­ère que les pre­mières décou­vertes en matière molle remon­tent au début du XXe siè­cle, avec les cristaux liq­uides et les polymères — deux exem­ples typ­iques de matéri­aux se situ­ant à la fron­tière du solide et du liq­uide. Mais c’est plus tard que le terme s’est imposé. « On ne peut le dis­soci­er, pré­cise-t-il, du nom de Pierre-Gilles de Gennes, grand physi­cien français, qui, lorsqu’il a reçu le prix Nobel de physique en 1991, a inti­t­ulé son dis­cours “Soft Mat­ter”3. Matière molle en est une tra­duc­tion lit­térale. »

Pierre-Gilles de Gennes, grand physi­cien français a inti­t­ulé son dis­cours “Soft Mat­ter” lorsqu’il a reçu le prix Nobel de physique en 1991.

Pierre-Gilles de Gennes est la fig­ure de proue de ce domaine. David Quéré, chercheur asso­cié au Lad­Hyx, a tra­vail­lé sous sa direc­tion lors de son pas­sage au Col­lège de France, et Christophe Josserand le décrit même comme « un héri­ti­er spir­ituel » du nobéliste. Auteur d’un ouvrage co-écrit avec de Gennes4, le spé­cial­iste en la matière con­firme le poids de cette fig­ure « majeure, archi-inter­na­tionale ».

« C’est bien le jour du prix Nobel que ce domaine mal défi­ni est devenu une sci­ence, avance David Quéré. Pierre-Gilles de Gennes a unifié tout un amas de prob­lèmes dis­parates, touchant sou­vent des liq­uides dans des sit­u­a­tions spé­ciales : soit des liq­uides com­plex­es par essence, soit des liq­uides plus sim­ples dans un état com­plexe. » Par ce dis­cours et par la recon­nais­sance de son tra­vail, de Gennes a don­né ses let­tres de noblesse à une sci­ence « aux échelles inter­mé­di­aires, sou­vent liée à la vie quo­ti­di­enne, mais pleine d’inattendu. »

Des objets du quotidien

Le plus sou­vent, les objets d’étude en matière molle sont com­pos­ites — mélanges hétérogènes d’au moins deux con­sti­tu­ants à qui le mélange con­fère un car­ac­tère para­dox­al ou ambigu. Le sable, par exem­ple, est un de ces objets : « Selon la sit­u­a­tion où se trou­ve le sable, il peut aus­si bien couler que pren­dre une forme solide, avec des pentes, développe David Quéré. Pour autant, il reste un matéri­au diphasique : les grains qui le con­stituent, solides, se dis­tinguent de l’air, le flu­ide qui les entoure. C’est cet entre-deux qu’il importe de com­pren­dre, à par­tir de règles, aus­si sim­ples que pos­si­bles, d’interactions entre grains. »

État mou, ambigu ou encore intel­li­gent, il existe bien des périphrases pour décrire ce type de matière, presque autant qu’il y a d’exemples. De la may­on­naise aux mouss­es, en pas­sant par la boue ou le béton, cet état nous entoure, et il nous est sou­vent bien utile. « Prenons la mousse à ras­er, pour­suit David Quéré, qui est faite prin­ci­pale­ment d’un mélange d’eau et de gaz : deux élé­ments qui coulent facile­ment mais qui, soudain, sur ma joue, font un qua­si-solide ; et un solide manip­u­la­ble puisque j’ai pu au préal­able mod­el­er cette mousse et l’étaler. Une sorte de mir­a­cle, non ? »

Christophe Josserand renchérit : « Pour mon­ter le blanc d’un œuf en neige, il faut le bat­tre : le mou­ve­ment du fou­et incor­pore de l’air dans un mélange hétérogène com­posé d’eau, d’huile, et, si nous sim­pli­fions les choses, de molécules sem­blables au savon, explique le spé­cial­iste. Là encore, le liq­uide prend une forme mousseuse qui se solid­i­fiera quand je la réchauf­ferai au four : c’est la meringue ! » Il con­clut : « Regar­dant autour de moi, j’aperçois des prob­lèmes extra­or­di­naires qui ont, de plus, sou­vent un intérêt pra­tique et immé­di­at. »

L’exemple du pétrole

Il existe ain­si un lien essen­tiel entre matière molle et appli­ca­tions. Et l’on peut dater l’émergence de la matière molle mod­erne à 1973, l’année du pre­mier choc pétroli­er. À cette occa­sion, la com­pag­nie pétrolière Exxon — mai­son mère de la mar­que Esso — décide de s’intéresser aux 50 % de pét­role lais­sé dans un puits après extrac­tion. Dans ce con­texte ten­du, l’industrie améri­caine ne pou­vait plus se per­me­t­tre d’abandonner ain­si la moitié des ressources en or noir. 

« C’est là un prob­lème exem­plaire de matière molle et ce, à plusieurs niveaux, insiste David Quéré. Le liq­uide pré­cieux est une huile visqueuse, déjà com­pliquée en tant que telle. Mais pour l’extraire, on la pousse avec une eau sou­vent savon­neuse, ce qui crée des émul­sions au sein d’une roche aux pores tortueux : physi­co-chimie, mécaniques des flu­ides, espaces con­finés, le prob­lème est d’une dif­fi­culté extrême et seule une approche fon­da­men­tale per­me­t­tra de le hiérar­chis­er et de le sim­pli­fi­er – inven­tant au pas­sage quan­tité de prob­lèmes neufs et pas­sion­nants. »

Aux frontières de plusieurs disciplines

Définir ce champ de recherche reste donc ardu, en par­ti­c­uli­er à cause de sa ten­dance à ne pas se focalis­er sur un seul type d’objet. On le cerne presque mieux par le style de ses recherch­es que par leur objet. Pour Christophe Josserand, « la richesse de cette sci­ence vient de sa capac­ité à faire inter­a­gir des domaines très divers, de la physique à la biolo­gie, des math­é­ma­tiques appliquées à la chimie.» Les recherch­es sont ain­si com­plé­men­taires. « Le lab­o­ra­toire d’hydrodynamique de l’École poly­tech­nique (Lad­HyX) est un bon exem­ple de ces inter­ac­tions croisées, avec une com­mu­nauté touchant autant la physique non linéaire que la mécanique des flu­ides et qui, en out­re, crée des liens forts avec les autres sci­ences, notam­ment au tra­vers des recherch­es menées en bio-mécanique. Nous pou­vons donc con­sid­ér­er qu’on a là, au sens large, une com­mu­nauté de matière molle », ajoute-il.

David Quéré le con­firme : « Cette dis­ci­pline est à la fron­tière de nom­breuses sci­ences, estime-t-il. C’est une autre rai­son qui nous fait tourn­er autour du pot : des fron­tières floues engen­drent une déf­i­ni­tion floue. Mais, pour autant, ses dis­ci­ples se recon­nais­sent à une cer­taine manière d’avancer, entre sci­ence fon­da­men­tale et appliquée, et par leur néces­saire tra­vail de sim­pli­fi­ca­tion d’une réal­ité par nature com­plexe. »

Pablo Andres
1David Quéré, Qu’est-ce qu’une goutte d’eau?, Le Pom­mi­er, 2003
2Lad­HyX : une unité mixte de recherche CNRS, École poly­tech­nique – Insti­tut Poly­tech­nique de Paris
3Pierre-Gilles de Gennes, Soft Mat­ter – Nobel Lec­ture, Decem­ber 9, 1991.
4Pierre-Gilles de Gennes, Françoise Brochard-Wyart et David Quéré, Gouttes, bulles, per­les et ondes, Belin, coll. « Échelles », 2002

Le monde expliqué par la science. Une fois par semaine, dans votre boîte mail.

Recevoir la newsletter