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L’incubateur itinérant : une innovation sociale pour démocratiser l’entrepreneuriat

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Julien Billion
professeur à ICN business school et chercheur associé à l’Université de Lorraine
En bref
  • Certains projets entrepreneuriaux émergent dans des contextes d’extrême précarité, et l’entreprenariat devient à ce titre une voie d’auto-insertion.
  • Les incubateurs doivent également prendre en compte les besoins de personnes qui entreprennent alors qu’elles rencontrent des handicaps.
  • En effet, malgré l’insertion dans des dispositifs de soutien à l’entrepreneuriat, les environnements ne sont pas pleinement inclusifs, notamment numériquement.
  • L’incubateur itinérant constitue une innovation ciblant les besoins identifiés chez certaines populations : jeunes sans domicile, personnes en situation de handicap, etc.
  • Dispositif mobile, souple et adaptatif, il permet de déplacer l’offre d’accompagnement vers les personnes elles-mêmes, en investissant leurs lieux de vie et d’ancrage.

En entre­pre­neuri­at, les incu­ba­teurs sont des struc­tures qui pro­posent des pro­grammes d’accompagnement pour aider, accom­pa­g­n­er et accélér­er le développe­ment de jeunes entre­pris­es. S’ils sont impor­tants pour l’insertion et la réin­ser­tion sociale de per­son­nes qui ren­con­trent des dif­fi­cultés de vie – d’un hand­i­cap à une sit­u­a­tion sociale com­pliquée – ils doivent aus­si pren­dre en compte les besoins des béné­fi­ci­aires et s’adapter à eux. D’où l’idée d’un incu­ba­teur itinérant et mobile, qui se déplac­erait et s’adapterait aux con­traintes de ceux qui entre­pren­nent dans des con­textes difficiles.

L’émergence de projets entrepreneuriaux dans des contextes difficiles

Bastien a con­nu une enfance insta­ble mar­quée par des vio­lences famil­iales, des place­ments en foy­ers, et des com­porte­ments délin­quants pré­co­ces. Suite à plusieurs fugues, il a vécu dans la rue, du traf­ic de drogues et de vols. Devenu père à 17 ans, il est empris­on­né trois ans plus tard. À sa sor­tie de déten­tion, il tente de se sta­bilis­er, mais voit s’enchaîner con­flits, rup­tures, et retombées dans la délin­quance : après une nou­velle incar­céra­tion, sa com­pagne le quitte, et quand sa con­damna­tion se ter­mine, il vit dans la rue et dort occa­sion­nelle­ment à l’hôtel. Pour­tant, Bastien a un pro­jet. Il souhaite ouvrir son restau­rant grec avec un ami, Maxime, un autre jeune sans domi­cile, placé dès l’âge de six mois et ayant gran­di dans dif­férents foy­ers et familles d’accueil. Ce dernier, dont l’adolescence fut mar­quée par des fugues, des vio­lences et des pas­sages en struc­tures pour jeunes délin­quants, souhaite devenir son pro­pre employeur. « Je me vois pren­dre un petit apparte­ment, être mon pro­pre patron. Si demain j’ai envie de tra­vailler, alors je tra­vaille. Si je n’ai pas envie de tra­vailler, je ne vais pas tra­vailler. Il n’y a pas quelqu’un qui va m’appeler et me deman­der où je suis,  tout ça pour 1 200 euros à la fin du mois ». Il s’imagine créer sa pro­pre entre­prise avec sa petite amie, « faire ma vie nor­male­ment ».

Le pro­jet entre­pre­neur­ial émerge dans un con­texte d’extrême pré­car­ité : par­cours de rue, incar­céra­tions, rup­tures mul­ti­ples avec les insti­tu­tions éduca­tives, pro­fes­sion­nelles et famil­iales. À défaut d’un accès aux par­cours d’emploi clas­siques, l’entrepreneuriat devient une voie d’auto-insertion. Il est motivé par la quête d’autonomie comme ten­ta­tive de réin­ven­tion de soi. Ce désir d’entreprendre est mar­qué par un manque de ressources. Ces jeunes sans domi­cile sem­blent très éloignés des con­di­tions matérielles et sociales per­me­t­tant de lancer un pro­jet entre­pre­neur­ial dans un cadre clas­sique : absence de cap­i­tal financier, social et sym­bol­ique, insta­bil­ité rési­den­tielle, judi­ci­aire et affec­tive. Ils s’inscrivent dans une logique d’entrepreneuriat de survie.

Alice et Gabriel sont des entre­pre­neurs en sit­u­a­tion de hand­i­cap, réduisant au max­i­mum leurs mou­ve­ments. Alice remar­que que « le négatif évidem­ment, c’est les déplace­ments ». Pour elle, la bonne pra­tique c’est de « les lim­iter surtout ».  Gabriel a tou­jours eu l’habitude de faire venir cer­tains de ses prestataires, et Mar­wa ren­con­tre quant à elle des dif­fi­cultés à cir­culer avec son fau­teuil élec­trique dans son incu­ba­teur. Enfin, Vin­cent est malvoy­ant et tra­vaille prin­ci­pale­ment dans un incu­ba­teur : « Je ne sais jamais si je suis du côté gauche ou du côté droit, explique-t-il. J’ai du mal à pren­dre mes repères, notam­ment aus­si par le tout tech­nologique. »

La manière d’entreprendre est forte­ment mar­quée par une néces­sité d’adaptation à des con­traintes physiques ou logis­tiques. Le hand­i­cap ne con­stitue pas une impos­si­bil­ité d’entreprendre, mais il struc­ture forte­ment les choix organ­i­sa­tion­nels et spa­ti­aux. À ce titre, des entre­pre­neurs dévelop­pent des straté­gies actives de con­tourne­ment : les déplace­ments sont évités, réduits. Et mal­gré l’insertion dans des dis­posi­tifs de sou­tien à l’entrepreneuriat, les envi­ron­nements ne sont pas pleine­ment inclusifs. En effet, l’accessibilité ne se lim­ite pas à l’entrée dans un bâti­ment, mais con­cerne la capac­ité à inter­a­gir pleine­ment avec l’espace de tra­vail. L’environnement tech­nologique est aus­si un fac­teur d’exclusion fonc­tion­nelle. Les incu­ba­teurs peu­vent repro­duire des formes d’exclusion par leur archi­tec­ture ou leur con­cep­tion numérique. L’entrepreneuriat est entravé par des envi­ron­nements nor­mal­isés. Or, il devrait être sen­si­ble à la diver­sité des capac­ités. L’inclusion véri­ta­ble sup­pose de penser l’environnement de tra­vail comme un écosys­tème acces­si­ble physique­ment, cog­ni­tive­ment, numériquement.

L’incubateur itinérant : adapter l’entreprenariat aux individus et à leurs besoins

C’est pourquoi l’innovation sociale se fonde sur la coor­di­na­tion d’acteurs engagés dans la réso­lu­tion de prob­lèmes soci­aux ou économiques, avec pour objec­tif l’amélioration du bien-être des pop­u­la­tions. Elle mobilise la créa­tiv­ité indi­vidu­elle et col­lec­tive, afin de con­cevoir des solu­tions nou­velles, effi­caces et inclu­sives, en réponse à des besoins soci­aux non-sat­is­faits et sous la forme de pra­tiques, d’approches, d’interventions ou de pro­duits inédits. La créa­tion d’un incu­ba­teur itinérant con­stitue une inno­va­tion sociale ciblant des besoins spé­ci­fiques iden­ti­fiés chez cer­taines pop­u­la­tions, notam­ment les jeunes sans domi­cile et les per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap. Ces pop­u­la­tions sont con­fron­tées à des expéri­ences de stig­ma­ti­sa­tion, d’exclusion ou de pré­car­ité, et ren­con­trent des obsta­cles dans leur par­cours vers l’autonomie, en par­ti­c­uli­er lorsqu’elles aspirent à s’inscrire dans une démarche entre­pre­neuri­ale. Out­re les dif­fi­cultés d’ordre matériel, telles que les prob­lèmes de mobil­ité, d’accessibilité ou d’isolement géo­graphique, elles font égale­ment face à des bar­rières sym­bol­iques comme la dis­qual­i­fi­ca­tion sociale ou la faib­lesse du cap­i­tal social et/ou économique. Pour­tant, mal­gré ces con­traintes, cer­taines per­son­nes issues de ces pop­u­la­tions man­i­fes­tent un désir d’entreprendre, ou dévelop­pent leur pro­pre entreprise.

L’incubateur itinérant sou­tient des ini­tia­tives entre­pre­neuri­ales portées par des per­son­nes pou­vant être éloignées des cir­cuits économiques, tout en suiv­ant des con­di­tions d’une logique de jus­tice sociale.

Face à ces con­stats, un incu­ba­teur itinérant – c’est-à-dire un dis­posi­tif mobile, sou­ple et adap­tatif – appa­raît comme une alter­na­tive per­ti­nente, en ce qu’il per­met de déplac­er l’offre d’accompagnement vers les per­son­nes elles-mêmes, en investis­sant leurs lieux de vie et d’ancrage. Qu’il inter­vi­enne dans la rue, au sein d’associations, de cen­tres d’hébergement, ou à domi­cile, un tel incu­ba­teur offrirait une prox­im­ité à la fois géo­graphique, sociale et sym­bol­ique, favor­able à la créa­tion d’un lien de con­fi­ance. Il per­me­t­trait d’offrir, de manière décen­tral­isée, des ser­vices de for­ma­tion, de men­torat, d’aide à la for­mal­i­sa­tion de pro­jets, d’accès au finance­ment, en s’adaptant aux rythmes, aux con­traintes et aux aspi­ra­tions des béné­fi­ci­aires. Ce dis­posi­tif reposerait sur une équipe mobile, com­posée de pro­fes­sion­nels de l’accompagnement entre­pre­neur­ial, for­més aux enjeux de la pré­car­ité, de l’inclusion. Par leur présence sur le ter­rain, ces inter­venants pour­raient assur­er une médi­a­tion active entre les per­son­nes accom­pa­g­nées et les écosys­tèmes entre­pre­neuri­aux existants.

En ce sens, l’incubateur itinérant con­tribuerait non seule­ment à révéler et soutenir des ini­tia­tives entre­pre­neuri­ales portées par des per­son­nes pou­vant être éloignées des cir­cuits économiques, mais aus­si à redéfinir les con­di­tions mêmes de l’accès à l’entrepreneuriat, en plaçant l’accompagnement au cœur d’une logique de jus­tice sociale. En défini­tive, ce mod­èle d’incubation mobile par­ticipe ain­si à la démoc­ra­ti­sa­tion de l’entrepreneuriat, à la con­struc­tion d’un entre­pre­neuri­at acces­si­ble, équitable et enrac­iné dans les réal­ités vécues des per­son­nes, en favorisant leur capac­ité d’agir.

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