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Conquête de Mars : fantasme ou projet réaliste ?

« Mars est la nouvelle frontière américaine »

Sophy Caulier, journaliste indépendante
Le 8 septembre 2021 |
4 min. de lecture
Francis Rocard
Francis Rocard
astrophysicien responsable des programmes d'exploration du système solaire du CNES
En bref
  • Aujourd'hui, les projets d'exploration concernent surtout Mars.
  • Pour y parvenir, il faudrait multiplier par quatre le budget annuel de la NASA – actuellement d'environ 22 milliards de dollars.
  • La stratégie est de partir de l'orbite lunaire grâce au Lunar Orbital Platform Gateway (LOP-G) à 380 000 km de la Terre.
  • Cette étape de la LOP-G permettra de faire des PoC, des Proof of concept, sans lesquels on ne saura jamais s'il est possible d'aller sur Mars.
  • Prévue pour une dizaine d'années, cette phase pourrait aussi durer jusqu'à deux, voire trois, décennies et tant qu'elle dure, elle consommera une grosse partie du budget de la NASA.

Quelles des­ti­na­tions peut-on envis­ager pour des mis­sions d’ex­plo­ration spatiale ?

Fran­cis Rocard. Si l’on con­sid­ère les mis­sions habitées ou d’ex­ploita­tion de ressources, les des­ti­na­tions pos­si­bles sont la Lune, Vénus, Mars ou les astéroïdes. Aujour­d’hui, les pro­jets d’ex­plo­ration con­cer­nent surtout Mars. Cela mérite quelques expli­ca­tions. Avec les mis­sions Apol­lo, les Améri­cains sont allés sur la Lune. Kennedy a gag­né son pari d’y arriv­er avant la fin de la décen­nie et avant les Russ­es en 1969. A l’époque, on imag­i­nait qu’il exis­terait un nou­v­el eldo­ra­do du spa­tial après les télé­coms, avec la micro­grav­ité pour pro­duire des matéri­aux ou des médica­ments et qu’il attir­erait des investisse­ments privés. Cinquante ans plus tard, force est de con­stater que c’é­tait un leurre. Il n’y a pas eu les investisse­ments privés escomp­tés, et le spa­tial a été financé par les seuls fonds publics. Les États-Unis se sont alors con­cen­trés sur l’or­bite ter­restre basse en dévelop­pant, en col­lab­o­ra­tion avec d’autres pays, la sta­tion spa­tiale inter­na­tionale, l’ISS. Mais celle-ci devient frag­ile, néces­site beau­coup de main­te­nance et devrait être arrêtée d’i­ci à 2028 ou 2030. Pour main­tenir leur lead­er­ship dans le domaine spa­tial, les États-Unis ont besoin de pass­er à autre chose. Ce sera Mars !

Pourquoi Mars ?

Ce n’est ni pour des raisons sci­en­tifiques ni pour trou­ver des traces de vie – c’est ce que fait le rover Per­se­ver­ance et les échan­til­lons seront ren­voyés sur Terre dans plusieurs années pour analy­ses. D’ailleurs, quand Kennedy a lancé le pro­jet d’aller sur la Lune, la ques­tion du retour sci­en­tifique ne se posait absol­u­ment pas ! Ce n’est pas non plus pour exploiter des ressources, car il n’y a pas de recettes finan­cières à atten­dre. Les seules ressources intéres­santes sur Mars sont celles qui seront util­isées pour la mission.

Aux jour­nal­istes qui lui demandaient pourquoi il voulait gravir l’Ever­est, l’alpin­iste George Mal­lo­ry a répon­du : « parce qu’il est là ! ». C’est un peu la même chose pour Mars. Après la Lune et l’or­bite basse ter­restre, c’est l’ob­jec­tif le plus inspi­rant. De plus, il y a un vrai con­sen­sus entre la Mai­son Blanche, le Con­grès et la NASA sur cet objec­tif com­mun de pour­suiv­re les vols habités et de main­tenir l’a­vance améri­caine dans ce domaine.

En 2010, le prési­dent Barack Oba­ma a annulé le pro­gramme Con­stel­la­tion, qui devait envoy­er des astro­nautes sur la Lune pour des mis­sions de longue durée, mais il n’a pas annulé la vision à long terme d’en­voy­er des astro­nautes sur Mars. On dit qu’un leader ne se com­pare pas aux autres, qu’il doit pren­dre des risques et aller de l’a­vant. C’est ce que font les États-Unis, Mars est la nou­velle fron­tière américaine !

Le pro­jet est bien trop lourd et trop cher pour tout faire en par­al­lèle, comme cela a été fait pour la Lune, où tout a été mené de front.

Com­ment va-t-on aller sur Mars ?

Par étapes ! Le pro­jet est bien trop lourd et trop cher pour tout faire en par­al­lèle, comme cela a été fait pour la Lune, où tout a été mené de front : le lanceur, le mod­ule lunaire, la cap­sule Apol­lo, le rover… Ce sché­ma est absol­u­ment impos­si­ble pour Mars. Il faudrait mul­ti­pli­er le bud­get annuel de la NASA, qui est actuelle­ment d’en­v­i­ron 22 mil­liards de dol­lars, par qua­tre pour y par­venir, sans compter les bud­gets du min­istère de la Défense, des autres agences… Donc, il faut procéder en séquen­tiel afin d’al­longer la durée, d’é­taler les dépens­es dans le temps et de dévelop­per les tech­nolo­gies, les out­ils, les véhicules, qui, mis bout à bout per­me­t­tront d’at­tein­dre Mars, qui est une des­ti­na­tion par­ti­c­ulière­ment complexe.

Des étapes stratégiques et géo­graphiques ont été définies pour pass­er de l’or­bite ter­restre basse à la sur­face de Mars. Le choix a été fait de par­tir de l’or­bite lunaire, où sera con­stru­ite la plate-forme orbitale lunaire Gate­way (Lunar Orbital Plat­form Gate­way ou LOP‑G), une sorte de petite ISS. L’élé­ment de propul­sion (le Pow­er Propul­sion Ele­ment, PPE), un remorqueur spa­tial, trans­fér­era les mod­ules d’habi­ta­tion de l’or­bite ter­restre à l’or­bite lunaire où ils seront assem­blés. Ce remorqueur est un précurseur de celui qui sera util­isé pour achem­iner plus tard les mod­ules vers Mars.

La prin­ci­pale inno­va­tion de ce sché­ma réside dans l’au­tonomie req­uise pour cette sta­tion qu’il fau­dra faire vivre à 380 000 km de la Terre. La LOP‑G per­me­t­tra de voir com­ment sat­is­faire les besoins en ressources, notam­ment en eau, qu’il faudrait extraire des cratères froids du pôle Sud, et d’é­tudi­er la pos­si­bil­ité de fab­ri­quer des ergols. Il y a de nom­breux prob­lèmes à résoudre pour la pro­duc­tion d’oxygène ou d’hy­drogène, surtout pour l’hy­drogène liq­uide, qu’il faudrait stock­er dans de grands réser­voirs pour pou­voir faire le plein quand c’est néces­saire. La LOP‑G sera comme une sta­tion-ser­vice où l’on vient faire le plein d’eau ou de car­bu­rant avant de par­tir vers Mars. De même, pour savoir s’il est pos­si­ble de pro­duire du méthane, il faut aller sur place dans ces cratères froids de la Lune pour voir s’il y a du car­bone, pour le quan­ti­fi­er, pour savoir avec quelles tech­nolo­gies et dans quelles con­di­tions il peut être extrait, car dans ces cratères, la tem­péra­ture descend à ‑200° ! Le démon­stra­teur Mox­ie embar­qué sur le rover Per­se­ver­ance a réus­si à pro­duire quelques grammes d’oxygène à par­tir du CO2 de l’at­mo­sphère mar­ti­enne, mais pour aller sur Mars, y vivre et en revenir, il fau­dra pro­duire des tonnes d’oxygène et de méthane.

La Lune est donc le site de pré­pa­ra­tion, de répéti­tion pour Mars ?

Cette étape de la LOP‑G per­me­t­tra de faire des PoC, des Proof of con­cept, sans lesquels on ne saura jamais s’il est pos­si­ble d’aller sur Mars. Cela dit, elle ne doit être qu’une étape et il fau­dra éviter de rester blo­qué sur la Lune. On aura instal­lé des bases, envoyé des astro­nautes, et le risque est que la phase lunaire dure plus longtemps que prévu, d’au­tant plus que les Chi­nois y seront aus­si et que les Améri­cains voudront occu­per le ter­rain. Prévue pour dur­er une dizaine d’an­nées, cette phase pour­rait dur­er jusqu’à deux, voire trois, décen­nies en réal­ité. Mais pen­dant tout ce temps, elle con­som­mera une grosse par­tie du bud­get de la NASA. Il faut garder à l’e­sprit que chaque lance­ment de fusée du Space Launch Sys­tem coûte env­i­ron 1 mil­liard de dol­lars. La ques­tion est donc : à quel moment se fera la bas­cule vers Mars ?

Pour en savoir plus

F. Rocard (2020), « Dernières nou­velles de Mars, la mis­sion du siè­cle », ed. Flammarion

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