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Conquête de Mars : fantasme ou projet réaliste ?

Quels sont les nouveaux services spatiaux commerciaux ?

Sophy Caulier, journaliste indépendante
Le 8 septembre 2021 |
5 min. de lecture
Stefaan de Mey
Stefaan de Mey
chargé de stratégie senior pour l'exploration humaine et robotique à l'Agence spatiale européenne (ESA)
En bref
  • Aujourd'hui, l'espace, ou plutôt la LEO (Low Earth Orbit), l'orbite basse de la Terre, est à 90 % commercial et à 10 % institutionnel.
  • Il s'agit maintenant d'intégrer la Lune et les vols habités à cette économie, ce qui est en train de démarrer avec le tourisme spatial.
  • Selon la banque américaine, le poids économique du secteur devrait passer de 350 milliards de dollars en 2016 à 1 billion de dollars en 2040.
  • L'Europe dispose d'une infrastructure de base pour l'expérimentation scientifique dans l'espace, mais elle n'est pas utilisée à 100 %.
  • C’est un nouveau marché sur lequel L’ESA veut être présent et proposera des services commerciaux en orbite basse et en prépare d'autres pour la « future économie lunaire ».

Quand on par­le de ser­vices spa­ti­aux com­mer­ci­aux, de quoi parle-t-on ?

Ste­faan De Mey.  Aujour­d’hui, l’e­space, ou plutôt la LEO (Low Earth Orbit), l’or­bite basse de la Terre, est à 90 % com­mer­cial et à 10 % insti­tu­tion­nel. La par­tie com­mer­ciale com­prend tout ce qui con­cerne les télé­com­mu­ni­ca­tions, la nav­i­ga­tion, la dif­fu­sion, et, bien enten­du, les appli­ca­tions. Certes, il y a aus­si des insti­tu­tions qui finan­cent les infra­struc­tures et les con­stel­la­tions de satel­lites. Par exem­ple, le départe­ment de la défense améri­cain a financé le GPS et l’U­nion européenne le sys­tème de nav­i­ga­tion Galileo et les satel­lites d’ob­ser­va­tion de la Terre (Coper­ni­cus). Mais ces infra­struc­tures ser­vent à des appli­ca­tions com­mer­ciales. Sur le plan économique, tout cela représente un vol­ume impor­tant et con­stitue une exten­sion de l’é­conomie ter­restre ; ce sont des appli­ca­tions qui sont com­mer­cial­isées sur Terre.

Il s’ag­it main­tenant d’in­té­gr­er la Lune et les vols habités à cette économie. C’est ce qui com­mence à se pro­duire avec le tourisme spa­tial. Nous souhaitons égale­ment que la sci­ence et la recherche fassent par­tie de cette économie. L’e­space offre un envi­ron­nement prop­ice à cer­tains travaux sci­en­tifiques. La micro­grav­ité per­met de pro­duire dans l’e­space des choses que l’on ne peut pas pro­duire sur Terre, comme cer­tains types de cristaux ou des matéri­aux spé­ci­aux, des organes arti­fi­ciels… Un exem­ple : l’an­tivi­ral Remdé­sivir a été testé dans un ICE Cube, une expéri­ence sci­en­tifique con­tenue dans un cube d’une dizaine de cen­timètres envoyés à bord de la sta­tion spa­tiale inter­na­tionale (ISS).

Les grandes infra­struc­tures d’exploration sont-elles encore financées par les insti­tu­tions et les agences ?

Cette sit­u­a­tion est en train d’évoluer. Au cours des 20 dernières années, les gou­verne­ments ont mas­sive­ment investi dans l’ISS. Mais, aujour­d’hui le secteur privé prend la relève. Aux États-Unis, des entre­pris­es con­stru­isent déjà des mod­ules qui se fix­ent à la sta­tion et qui servi­ront de bases à de futures sta­tions privées. À plus petite échelle, c’est ce que pro­pose l’A­gence spa­tiale européenne avec des parte­nar­i­ats pub­lic-privé dans lesquels le parte­naire privé four­nit un ser­vice « tout-en-un », com­prenant le trans­port vers la sta­tion spa­tiale, l’in­stal­la­tion des mod­ules (qui sont stan­dard­is­és) et les ressources de base telles qu’une liai­son haut débit pour la trans­mis­sion de don­nées, l’’alimentation élec­trique ou encore la récupéra­tion d’échan­til­lons. Ce parte­nar­i­at démoc­ra­tise l’ac­cès à l’ISS, opti­mise l’ex­ploita­tion de la sta­tion et accélère les recherches.

L’Europe dis­pose d’une infra­struc­ture de base pour réalis­er des expéri­ences sci­en­tifiques dans l’e­space, mais elle n’est pas exploitée à 100 %. C’est l’occasion pour un parte­naire privé de créer un ser­vice com­mer­cial en pro­posant cette infra­struc­ture aux clients lorsqu’elle n’est pas util­isée par l’agence. Les parte­naires indus­triels peu­vent égale­ment con­stru­ire de nou­velles infra­struc­tures. Bar­tolomeo est un exem­ple d’un ser­vice « inté­gré » que nous avons dévelop­pé en parte­nar­i­at avec Air­bus Defence and Space ; le développe­ment et l’ex­ploita­tion sont entière­ment réal­isés et financés par l’in­dus­trie et l’E­SA qui a mis à dis­po­si­tion des ressources (le trans­porta­tion, l’échange de don­nées entre la Terre et l’espace, espace sur le mod­ule Colum­bus, etc.). Cette plate­forme est arrimée à l’ex­térieur de l’ISS au mod­ule et lab­o­ra­toire européen Colom­bus. Elle per­met aux entre­pris­es et aux cen­tres de recherche de men­er des expéri­ences et tra­vailler dans l’e­space sous forme de mod­ules de charge utile, que ce soit pour dévelop­per de nou­veaux matéri­aux, tester des tech­nolo­gies ou d’ob­serv­er la Terre ou l’e­space. De plus, les clients n’ont pas besoin de s’adresser à l’E­SA, mais peu­vent s’adress­er directe­ment à Air­bus qui com­mer­cialise le ser­vice de bout en bout.

©ESA, CC BY-SA 3.0 IGO

Qu’at­tend l’E­SA de ce genre de ser­vices commerciaux ?

Nous visons trois objec­tifs. D’abord, nous voulons que la com­mu­nauté sci­en­tifique mène ses travaux sur nos plate­formes de micro­grav­ité pour faciliter les recherch­es ter­restres et ouvrir cet out­il à de nou­velles com­mu­nautés comme la R&D indus­trielle. Ensuite, en tant qu’a­gence, nous devons con­tin­uer à appren­dre pour pré­par­er nos plate­formes aux futures explo­rations vers la Lune, puis sur Mars. Il est impor­tant de men­tion­ner que, dans un con­texte com­mer­cial, l’a­gence devient l’un des nom­breux clients, les autres util­isa­teurs (sci­en­tifiques et indus­triels) se procu­rant directe­ment les ser­vices dont ils ont besoin.  Enfin, nous voulons éviter une sit­u­a­tion où seules des entre­pris­es améri­caines sont présentes en orbite basse et que nos entre­pris­es et nos chercheurs doivent pass­er par elles. C’est un nou­veau marché sur lequel nous voulons être présent : nous voulons nous appuy­er sur notre expéri­ence de l’ISS et pren­dre des parts de ce nou­veau marché.

Aujour­d’hui, le client achète un ser­vice clé en main, de bout en bout. La NASA, par exem­ple, achète à SpaceX le trans­port de n tonnes ou de qua­tre astro­nautes vers la sta­tion. Les États-Unis domi­nent actuelle­ment le marché du trans­port avec des lanceurs réu­til­is­ables. L’Eu­rope doit réfléchir aux prochaines phas­es et se pré­par­er à l’ère « post-Ari­ane ». Nous avons dévelop­pé le véhicule de trans­fert automa­tisé (Auto­mat­ed Trans­fer Vehi­cle) lancé par Ari­ane 5, qui a rav­i­tail­lé l’ISS à cinq repris­es et qui a été l’une de nos con­tri­bu­tions au parte­nar­i­at, nous per­me­t­tant un accès à la sta­tion. Pour nous repo­si­tion­ner sur le marché du spa­tial actuel, nous devons innover et dévelop­per de nou­veaux services.

Quels ser­vices l’E­SA pro­pose-t-elle ou envis­age-t-elle de proposer ?

Nous pro­posons actuelle­ment trois ser­vices com­mer­ci­aux en orbite ter­restre basse et nous en pré­parons d’autres pour ce que nous appelons « la future économie lunaire ». Out­re Bar­tolomeo, Space Appli­ca­tions Ser­vices SA com­mer­cialisent les ICE Cubes (Inter­na­tion­al Com­mer­cial Exper­i­ments). Ces cubes, d’une taille stan­dard de 10 cm de côté, con­ti­en­nent divers­es expéri­ences sci­en­tifiques, tech­nologiques ou artis­tiques. Les chercheurs dis­posent d’une con­nex­ion Inter­net pour suiv­re et pilot­er leurs expéri­ences en temps réel. L’ESA assure le trans­port des cubes, leur instal­la­tion et leur retour sur Terre au bout de qua­tre mois. Le Biore­ac­tor Express est lui aus­si un ser­vice clé en main pour des expéri­ences menées pen­dant un an dans le con­teneur-lab­o­ra­toire Kubik de la société Kayser Italia. En ce qui con­cerne l’ère « post ISS », nous exam­inons les pos­si­bil­ités pour l’in­dus­trie de con­stru­ire et de com­mer­cialis­er une plate­forme com­plète en LEO offrant des fonc­tions sci­en­tifiques et d’habi­ta­tion en tant que ser­vice. Par ailleurs, l’ESA développe plusieurs pro­jets dans le cadre des pro­grammes d’ex­plo­ration de la Lune comme, par exem­ple, avec le con­struc­teur alle­mand de satel­lites OHB, qui four­nit un ser­vice de trans­port vers la sur­face lunaire.

Du côté des télé­com­mu­ni­ca­tions, nous aug­men­tons actuelle­ment la capac­ité de la sta­tion ter­restre de Goon­hilly, au Roy­aume-Uni, afin de pro­pos­er des ser­vices com­mer­ci­aux de com­mu­ni­ca­tion dans l’e­space loin­tain, sur la Lune et au-delà. En com­plé­ment de cette sta­tion ter­restre, nous pré­parons une con­stel­la­tion de qua­tre satel­lites en orbite lunaire. Ces ser­vices de com­mu­ni­ca­tion de sou­tien aux mis­sions lunaires, ou CLMSS (Com­mer­cial Lunar Mis­sion Sup­port Ser­vices) servi­ront aux futures mis­sions d’ex­plo­ration pour nav­iguer autour de la Lune.

Des marchés en plein boom

A l’oc­ca­sion de l’at­ter­ris­sage du rover Per­se­ver­ance sur Mars en févri­er 2021, Mor­gan Stan­ley a pub­lié une étude sur le secteur spa­tial et les promess­es de ce qu’il est con­venu d’ap­pel­er le New Space. Selon la banque améri­caine, le poids économique du secteur devrait pass­er de 350 mil­liards de dol­lars en 2016 à 1 bil­lion de dol­lars (1000 mil­liards de dol­lars) en 2040. Soit une crois­sance de 185 % ! Cette crois­sance est due en grande par­tie à l’émer­gence des con­stel­la­tions de satel­lites dédiés à l’ac­cès à Inter­net, qua­si inex­is­tantes en 2016 et qui représen­teront près de 40 % du secteur en 2040. Les autres marchés en développe­ment sont les mis­sions d’ex­plo­ration de l’e­space loin­tain, vers la Lune puis vers Mars ; l’ob­ser­va­tion de la Terre et l’é­tude du change­ment cli­ma­tique ; le suivi et le « net­toy­age » des débris dont le nom­bre crois­sant con­stitue une men­ace pour l’ensem­ble des objets spa­ti­aux, prin­ci­pale­ment en orbite basse ; et le tourisme spa­tial, qui fait ses pre­miers pas. Les mis­sions d’ex­plo­ration sont encore prin­ci­pale­ment financées par les États et les agences spa­tiales. Les autres marchés, en revanche, tirent leurs revenus de la vente de ser­vices com­mer­ci­aux aux agences gou­verne­men­tales (mil­i­taires, de défense, sci­en­tifiques), aux entre­pris­es et aux par­ti­c­uliers : vente de bande pas­sante, de télé­coms, de télévi­sion et bien­tôt de voyages.

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