Dans quel but avez-vous dirigé, ou co-dirigé, autant de thèses sur le gaspillage alimentaire ?
Pour proposer des mesures pouvant avoir un impact sur le comportement des consommateurs. Afin qu’ils gaspillent moins de denrées alimentaires, il est essentiel de comprendre pourquoi les individus gaspillent. Ont-ils conscience ou non de jeter une partie de la nourriture ? Est-ce que cela les met mal à l’aise ou pas ? Quels sont les facteurs individuels, mais aussi sociaux ou matériels qui influent sur leurs comportements ? Ces études sont longues à mener, car elles impliquent de se rendre sur les lieux de restauration, dans les cantines, dans les familles, pour observer ce qui s’y passe ou y mener des entretiens individuels. Nous ne pouvons pas toujours nous contenter de propos déclaratifs en réponse à des questionnaires. Notamment parce que les individus ont tendance à largement minimiser les comportements de gaspillage.
Tout le monde n’a pas la même définition du gaspillage ?
Effectivement, Maxime Sebbane, enseignant-chercheur en marketing à l’Institut Agro Montpellier, a travaillé sur la restauration collective, et montré à quel point la définition du gaspillage ne va pas de soi. Elle dépend notamment de la quantité laissée (certains estiment que laisser la moitié d’un morceau de pain, ce n’est pas gaspiller, alors que d’autres vont juger que oui), de la qualité du produit qui reste (un légume mal cuisiné sera — ou non — considéré comme gaspillé) et même, plus étonnant, de la nature du produit : par exemple, une personne qui laisse un dessert peut considérer que ce n’est pas du gaspillage, car il est préférable pour sa santé de ne pas consommer trop de sucre !
Par ailleurs, nous avons relevé un déni du gaspillage chez beaucoup d’individus. En étudiant les restes sur des plateaux de 479 personnes ayant mangé dans différents restaurants d’entreprises, nous avons observé que si 398 personnes avaient laissé de la nourriture, seulement la moitié d’entre elles déclaraient en avoir laissé !
Les comportements de gaspillage ne dépendent pas seulement des individus ?
Dans le cadre d’une recherche qualitative menée avec Margot Dyen, maître de conférences en marketing à l’Université Savoie Mont-Blanc et Lucie Sirieix, professeur en marketing à l’Institut Agro de Montpellier, nous nous sommes intéressées à ce que les gens font et disent autour de la campagne Manger-Bouger et de la campagne Anti-gaspi. Margot Dyen a conduit des entretiens puis est allée au domicile des personnes interviewées, pour observer leurs pratiques dans leur environnement social et matériel. Or, nombre de ces pratiques reposent sur des comportements complexes de coopération et de coordination entre les différentes personnes du foyer : quand il faut gérer les préférences alimentaires de plusieurs personnes, les emplois du temps d’adultes, d’enfants et d’adolescents qui ne mangent pas aux mêmes heures, il est très compliqué d’éviter le gaspillage ! C’est ainsi que les légumes achetés pour répondre à l’injonction de la « bonne nutrition » peuvent finir à la poubelle…
Quelles recommandations peut-on tirer de ces études ?
En restauration collective, nos recherches ont montré que l’organisation pouvait clairement induire des comportements de gaspillage et/ou favoriser le sentiment d’un « droit » à gaspiller. Par exemple, facturer un prix unique pour une composante « entrée-plat-dessert » n’incite pas les convives à moduler leurs choix selon leur appétit et une taille unique de récipient n’invite pas à moduler les quantités en fonction de l’appétit.
Nous avons mené une expérimentation avec plus de 200 participants en proposant aux consommateurs pour le plat principal des assiettes « petite faim » (21 cm de diamètre) ou « grande faim » (24 cm de diamètre), ce qui permettait aux personnes de demander une quantité adaptée à leur appétit, et aux cuisiniers de servir de plus petites quantités. Cette mesure très simple à mettre en œuvre a permis de réduire de 20 % les quantités gaspillées !
Rappelons que la restauration collective est un levier stratégique dans la lutte contre le gaspillage. Il a été estimé dans différents pays européens qu’entre 13 et 55 % des aliments produits et distribués en restauration collective finissaient à la poubelle. Ce secteur en France représente près de 3,6 milliards de repas par an, qui génèrent 440 000 tonnes de gaspillage ; soit une perte économique de 910 millions d’euros par an et 1,5 million de tonnes de gaz à effets de serre évitables !
Quelles mesures peuvent être prises pour réduire le gaspillage à domicile ?
Faire une liste de courses, apprendre à cuisiner les restes, réserver dans le frigo une place spécifique aux restes pour que chaque membre de la famille puisse les repérer, tout cela peut être efficace. D’une façon plus générale, les recherches que nous avons conduites avec Guillaume Le Borgne, maître de conférences en marketing à l’Université Savoie Mont-Blanc, ont montré que la sensibilité individuelle au gaspillage avait un effet positif plus marqué sur l’adoption de pratiques « anti-gaspillage » que la sensibilité dite « globale ». En clair, des campagnes de communication qui mettent en avant les économies pouvant être réalisées par le foyer en gaspillant moins seront plus efficaces que des campagnes qui pointent les effets négatifs du gaspillage sur l’environnement, la gestion des déchets. Enfin, les personnes sensibilisées au « gâchis » dès l’enfance vont beaucoup moins gaspiller que les autres, ce qui plaide pour une éducation à ce sujet dès l’école.
Éléments pour l’infographie ici : https://www.eatingcity.org/wp-content/uploads/2015/02/Comportements-de-gaspillage-en-restauration-collective-Maxime-Sebbane-Workshop-Constantine-2014.pdf