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Peut-on vraiment réguler les GAFAM ?

Pierre-Jean Benghozi
Pierre-Jean Benghozi
directeur de recherche émérite au CNRS et à l’École polytechnique (IP Paris)

Après s’être dévelop­pé comme un bien com­mun, l’internet s’est pro­gres­sive­ment refer­mé autour de quelques grandes plate­formes struc­turantes con­sti­tu­ant autant de pas­sages oblig­és qui con­trô­lent la façon dont les util­isa­teurs accè­dent aux ser­vices en ligne et parta­gent des contenus.

L’incapacité de réguler effi­cace­ment les effets de cette dom­i­nance a con­duit la Com­mis­sion Européenne à pro­pos­er un Dig­i­tal Mar­kets Act (DMA) qui com­plète la boîte à out­ils des régu­la­teurs. Il leur per­met d’intervenir préven­tive­ment face aux géants numériques, plutôt qu’en cher­chant à cor­riger les sit­u­a­tions a pos­te­ri­ori comme c’est le cas actuelle­ment. Ce nou­veau cadre de régu­la­tion, dit ex ante, pour­rait aboutir en 2022 sous la prési­dence française de l’Union européenne.

Les États ont des dif­fi­cultés à réguler ces plate­formes (GAFA améri­cains et BATX chi­nois) car le numérique bous­cule les principes économiques qui guident aujourd’hui les régu­la­teurs. Ces principes se sont en effet con­stru­its sur le mod­èle des indus­tries man­u­fac­turières, dans lesquelles la généra­tion de revenus répond à la pro­duc­tion d’un bien et s’organise par les prix. En out­re, la régu­la­tion s’inscrit néces­saire­ment dans le temps long du droit, en s’appuyant sur des principes sta­bles et rel­a­tive­ment intan­gi­bles. Or, les indus­tries du numérique échap­pent à ce sché­ma. Ce sont d’abord des indus­tries aux coûts fix­es (infra­struc­ture, col­lecte de don­nées, R&D, etc.) élevés et irrécupérables, mais béné­fi­ciant d’effets de réseau. Ce sont aus­si des indus­tries de ser­vices aux coûts vari­ables extrême­ment faibles qui leur per­me­t­tent d’évoluer très vite en s’appuyant tan­tôt sur le marché des four­nisseurs de con­tenus, tan­tôt sur celui des utilisateurs.

L’économie numérique favorise la taille par ce que l’on appelle des exter­nal­ités de réseau.

Les con­séquences sont mul­ti­ples. L’économie numérique favorise la taille par ce que l’on appelle des exter­nal­ités de réseau. Plus les ser­vices ont d’utilisateurs, plus ils sont attrac­t­ifs pour ceux-ci, comme pour leurs annon­ceurs et leurs four­nisseurs. Les plate­formes prof­i­tent ain­si de leur développe­ment (inno­va­tions internes ou acqui­si­tions externes) pour enrichir leurs appli­ca­tions, en faciliter l’accès (notam­ment par la gra­tu­ité), con­solid­er leur base et devenir de qua­si-monopoles sur leur marché. Les util­isa­teurs et prestataires y restent attachés parce qu’ils sont enfer­més dans leurs écosys­tèmes en rai­son des coûts de change­ment élevés.

La nou­veauté du numérique réside aus­si dans la grande flu­id­ité des mod­èles d’affaires, qui entraîne une redéf­i­ni­tion per­ma­nente des fron­tières sec­to­rielles. Il per­met aux entre­pris­es de s’inscrire dans un temps d’action très rapi­de, sans aucune com­mune mesure avec la tem­po­ral­ité du droit et des régu­la­teurs. Cela pose des défis aux règles clas­siques de la con­cur­rence, qui reposent sur la déf­i­ni­tion de marchés per­ti­nents iden­ti­fiés. Or, qui pour­rait dire que le marché per­ti­nent de Google est celui des moteurs de recherche ?

Face à cette sit­u­a­tion, les États se sont jusqu’à présent mon­trés réti­cents à pren­dre des mesures de régu­la­tion dras­tiques. Après les pre­mières injonc­tions ou de faibles amendes ren­dues publiques, les sanc­tions finan­cières sont dev­enues de plus en plus fortes, mais tou­jours trop tar­dives et peu douloureuses au regard de la cap­i­tal­i­sa­tion des nou­veaux géants. L’arme nucléaire de leur déman­tèle­ment est même évo­quée face aux lim­ites des mesures exis­tantes, inca­pables de faire évoluer sub­stantielle­ment les formes actuelles de dom­i­nance. Cette option existe dans la boîte à out­ils des régu­la­teurs : l’énergie (1911), le ciné­ma (après-guerre) ou les télé­coms (1995) ont déjà con­nu de telles sépa­ra­tions fonc­tion­nelles. Mais on est encore très loin aujourd’hui d’une mise en œuvre con­crète d’un tel déman­tèle­ment, et c’est dans ce con­texte que l’initiative du DMA prend toute son importance.

L’Union européenne, comme les États-Unis, béné­fi­cie en effet d’un effet de taille qui lui per­met d’agir face à ces plate­formes à la puis­sance pour­tant hégé­monique. Les régu­la­teurs ne sont pas restés figés et le DMA traduit leur souci de renou­vel­er leurs principes d’action et d’analyse, leurs champs d’intervention (pen­sons à la neu­tral­ité des plate­formes et des ter­minaux) et leurs modal­ités d’intervention (capac­ité d’autosaisine en amont des prob­lèmes, régu­la­tion « par la data et la pub­lic­ité d’informations de marché »).

Inter­net se situe donc aujourd’hui à la croisée des chemins. Comme le mon­trait déjà Jonathan Zit­train en 2008 dans The Future of the Inter­net, le monde évolue simul­tané­ment sur deux tra­jec­toires opposées. La pre­mière est celle de tech­nolo­gies ouvertes favorisant l’émer­gence de toutes sortes d’usages créat­ifs. Ce futur-là pro­longe la capac­ité qu’ont eue l’informatique et l’internet de stim­uler des plate­formes adapt­a­bles libre­ment pour con­cevoir des appli­ca­tions par et pour toutes sortes d’utilisateurs. A cette voie s’est pro­gres­sive­ment opposée et imposée celle de dis­posi­tifs pro­prié­taires fer­més qui opèrent un con­trôle accru des usages : elle con­duit à une absence de maîtrise des con­som­ma­teurs sur les appli­ca­tions, les don­nées ou les ser­vices, qui peu­vent chang­er ou dis­paraître d’un jour à l’autre. Le suc­cès des mag­a­sins d’applications tient ain­si à leur capac­ité de favoris­er l’innovation, mais en l’enserrant dans un cadre cir­con­scrit et contrôlé.

L’enjeu est loin d’être uni­voque, notam­ment pour les régu­la­teurs. Les dis­posi­tifs fer­més ne sont pas intrin­sèque­ment mau­vais car leur fer­me­ture même représente, pour les util­isa­teurs, une source de sécu­rité, de fia­bil­ité tout autant que de facil­ité d’usage. Car le drame des sys­tèmes ouverts est qu’ils stim­u­lent tous les reg­istres de l’innovation… même les pires.

La mul­ti­plic­ité des insti­tu­tions et des acteurs de la régu­la­tion hand­i­cape égale­ment l’efficacité de leur action. A ce stade, le DMA ouvre aus­si sur la pos­si­bil­ité de remet­tre les choses à plat en envis­ageant un régu­la­teur glob­al du numérique. Les ini­tia­tives récentes de la Com­mis­sion éclair­cis­sent donc l’horizon.

Mais la régu­la­tion n’est pas tout. La dom­i­na­tion des plate­formes est d’autant plus forte dans tous les secteurs qu’elle prof­ite de l’insuffisante numéri­sa­tion et présence en ligne des entre­pris­es. Alors qu’Amazon men­ace les librairies depuis 20 ans, il a mal­heureuse­ment fal­lu atten­dre la pandémie pour que celles-ci met­tent en place des actions col­lec­tives volon­taristes efficaces.

Rap­pelons enfin que le grand niveau d’innovation et de flex­i­bil­ité dans les ser­vices est aus­si source de fragilité poten­tielle pour les plate­formes. AltaVista, AOL, Black­ber­ry, Myspace, Netscape, Yahoo… la courte his­toire de l’internet mon­tre que même puis­santes et apparem­ment irré­sistibles, les posi­tions dans le numérique peu­vent con­naître des ren­verse­ments spectaculaires.

Auteurs

Pierre-Jean Benghozi

Pierre-Jean Benghozi

directeur de recherche émérite au CNRS et à l’École polytechnique (IP Paris)

Pierre-Jean Benghozi est un des spécialistes précurseur des recherches sur l’économie et la régulation du numérique, en particulier dans les industries créatives. Il est régulièrement sollicité au niveau national et international pour intervenir comme expert sur ces questions auprès d’institutions publiques et d’entreprises privées . Il a en outre une expérience de régulateur sur ces sujets, comme membre du Collège de l’Arcep de 2013 à 2019, ou du Comité de prospective de la CNIL depuis 2012.

*I³-CRG : une unité mixte de recherche CNRS, École polytechnique - Institut Polytechnique de Paris, Télécom Paris, Mines ParisTech

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