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Comment bâtir une économie de soutien à la santé publique

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Simcha Jong
professeur et directeur du programme DBA Health à University College London
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Rifat Atun
professeur à la T.H. Chan School of Public Health de Harvard
Thierry Rayna
Thierry Rayna
chercheur au laboratoire CNRS i³-CRG* et professeur de l’École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • En 2011, l’industrie pharmaceutique a dépensé entre 162 et 265 milliards de dollars dans la recherche.
  • Mais l’industrie à tendance à sous-investir dans certains domaines, comme la santé maternelle et néonatale.
  • Les néoplasmes ont le même poids médical que les troubles néonataux, mais font l’objet de 1 600 essais cliniques en 2015, contre 11 projets pour la santé néonatale.
  • Ce faible engouement s’explique par des raisons de réglementation, de connaissances encore limitées et de rentabilité financière.
  • Une des solutions consiste à favoriser plus de partenariats public-privé, comme ça a été le cas pour les maladies tropicales négligées dans les années 2000.

C’est un euphémisme de dire que la san­té demande de gros investisse­ments : en effet, l’industrie phar­ma­ceu­tique dépense énor­mé­ment chaque année pour pré­par­er les solu­tions de demain. Pour­tant, mal­gré de telles sommes, cer­tains secteurs demeurent sous-investis. Si ce phénomène de sous-investisse­ment peut être prévis­i­ble – cer­taines mal­adies devi­en­nent effec­tive­ment de plus en plus rares –, il est plus sur­prenant lorsque qu’il touche à des domaines comme la san­té mater­nelle et néona­tale, qui font l’objet de bien moins de pro­jets et d’essais clin­iques. La rai­son n’est évidem­ment pas le manque de per­ti­nence ou d’intérêt de ces sujets : les recherch­es con­duites par le pro­fesseur Sim­cha Jong met­tent en lumière le rôle que jouent les régle­men­ta­tions, le manque relatif de con­nais­sances et les prévi­sions de ren­de­ments financiers lim­ités dans ce phénomène. Ces recherch­es indiquent encore que les parte­nar­i­ats pub­lic-privé sont à même de fournir une solu­tion au sous-investisse­ment des recherch­es en san­té mater­nelle et néona­tale, tout comme ils ont été utiles pour accélér­er la recherche sur les mal­adies trop­i­cales il y a 20 ans.

Thier­ry Ray­na, chaire Tech4Change

L’économie peut devenir un levi­er de san­té publique : voici l’hypothèse qui occupe nos travaux de ces dernières années. D’un côté, les médica­ments con­stituent une part majeure des dépens­es san­té. De l’autre, cer­taines inno­va­tions, comme le traite­ment con­tre l’hépatite C, les antirétro­vi­raux ou encore les immunothérapies anti­cancer, ont intrin­sèque­ment le pou­voir de réduire mas­sive­ment l’impact de ces mal­adies sur nos sociétés. En 2011, l’industrie phar­ma­ceu­tique a dépen­sé entre 162 et 265 mil­liards de dol­lars dans la recherche1. Inciter les sociétés bio­phar­ma­ceu­tiques à inve­stir sur la recherche et développe­ment (R&D) dans des champs médi­caux avec de fortes mor­tal­ité et mor­bid­ité pour­rait donc ébran­ler le poids de ces patholo­gies.  Mais il reste à savoir com­ment faire… Nos recherch­es indiquent que les parte­nar­i­ats pub­lic-privé con­stituent un out­il effi­cace. Pourquoi les parte­nar­i­ats pub­lic-privé ? Parce que, lais­sée à elle-même, l’in­dus­trie a ten­dance à sous-inve­stir dans cer­tains domaines pathologiques comme la san­té mater­nelle et néonatale. 

Gros besoins, petits investissements

Des travaux antérieurs ont con­stru­it une car­togra­phie des besoins médi­caux et de leur poids vis-à-vis de la san­té mon­di­ale2. Nous avons asso­cié ces don­nées aux efforts de R&D des lab­o­ra­toires phar­ma­ceu­tiques pour chaque groupe de patholo­gies, ce dernier paramètre étant estimé par le nom­bre d’essais clin­iques. Plus de 62 000 pro­jets ont été analysés dont près de 11 000 en développe­ment (pré)clinique act­if à l’été 2015 : ces derniers con­cer­nent 1 202 mal­adies dif­férentes. Dans cer­tains cas, l’adéquation entre l’impact de la patholo­gie et son finance­ment est clair. Par exem­ple, la bio­phar­ma­cie répar­tit les ressources de R&D entre les pro­jets ciblant dif­férents types de can­cer en fonc­tion de l’impact, à l’échelle mon­di­ale, que ces dif­férentes mal­adies représen­tent. Dans d’autres cas, il existe un déséquili­bre entre l’ampleur du besoin de san­té et sa cou­ver­ture R&D : c’est le cas par exem­ple des prob­lèmes de san­té mater­nels et néonataux.

Or si l’on s’appuie sur un indi­ca­teur du nom­bre d’années per­dues à cause de la mal­adie à l’échelle de l’humanité (DALY, pour dis­abil­i­ty-adjust­ed life years), on remar­que que les néo­plasmes, des tumeurs con­sti­tuées de cel­lules qui pro­lifèrent de façon exces­sive, ont un poids sem­blable aux trou­bles néonataux. Mais l’engagement de recherche clin­ique qu’ils sus­ci­tent n’est en rien com­pa­ra­ble. Les pre­miers sont l’objet de 1 600 essais clin­iques à l’été 2015, alors que pour la même péri­ode il n’y a que 11 pro­jets de R&D indus­trielle act­ifs pour les trou­bles néonataux. Ces patholo­gies de l’enfant sont donc vic­times d’un sous-investisse­ment R&D. Dans un marché par­fait, les efforts de R&D de l’in­dus­trie seraient plus équitable­ment répar­tis entre ces deux caté­gories de maladies. 

Bien sûr, des raisons struc­turelles expliquent le faible engage­ment des sociétés bio­phar­ma­ceu­tiques en faveur de la R&D sur les mal­adies néona­tales ou mater­nelles. On peut citer le cadre régle­men­taire par­ti­c­ulière­ment pro­tecteur pour ces pop­u­la­tions mais aus­si les dif­fi­cultés à con­stru­ire un ensem­ble de con­nais­sances biologiques fines sur ces péri­odes cri­tiques de la vie. Il faut aus­si pren­dre en compte la rentabil­ité qu’impose le sys­tème indus­triel : un traite­ment con­tre le can­cer pour­ra être ven­du beau­coup plus cher que son équiv­a­lent pour des mal­adies mater­nelles, car le pre­mier con­cerne des pop­u­la­tions en moyenne plus rich­es que les sec­on­des. Peut-on cor­riger ce déséquili­bre d’incitations ? L’exemple des mal­adies nég­ligées trop­i­cales mon­trent que oui.

Favoriser les partenariats public-privé

Cet ensem­ble de mal­adies a été iden­ti­fié au début des années 2000 comme une pri­or­ité de san­té par l’ONU. Cette déci­sion s’est con­crétisée par des mesures favorisant la créa­tion de parte­nar­i­ats pub­lic-privé tels que Med­i­cines for Malar­ia Ven­ture et DNDi, et d’investissements de bailleurs publics pour la recherche liée à ces mal­adies et glob­ale­ment pour un envi­ron­nement beau­coup plus attrac­t­if et moins risqué, par exem­ple en engage­ment les autorités inter­na­tionales à acheter une cer­taine quan­tité de traite­ments antipaludiques à un prix défi­ni à l’avance. Ce pro­gramme s’est déployé dans une grande var­iété de mécan­ismes con­tribuant à réduire le risque de la R&D sur ces mal­adies du point de vue de l’industriel.

L’industrie a ten­dance à sous-inve­stir dans cer­tains domaines pathologiques comme la san­té mater­nelle et néonatale.

Ce mod­èle imag­iné pour les mal­adies trop­i­cales nég­ligées a fait ses preuves. On mesure le tour­nant qu’il a opéré dans la R&D : entre 1975 et 1999, sur les près de 1 400 molécules approu­vées par les autorités san­i­taires, 13 con­cer­nait les mal­adies nég­ligées et trop­i­cales ; depuis, on retrou­ve 54 médica­ments sur les marchés et 188 thérapies en cours de développement. 

Ce mod­èle pour­rait-il être déployé sur d’autres enjeux de san­té publique ? L’Europe s’est déjà dotée d’une poli­tique forte en matière de R&D, comme en témoignent les pro­grammes Hori­zon 2020 et Hori­zon Europe. Mais, en matière de san­té, les pri­or­ités retenues se con­cen­trent en général sur des ques­tions de san­té européenne. Et, la pandémie l’a illus­tré avec force, les ques­tions de san­té ne peu­vent pas être cou­vertes par une approche régionale. Nous avons donc tout intérêt col­lec­tive­ment à met­tre en place des poli­tiques de finance­ments publiques ambitieuses pour tous les champs nég­ligés de la médecine. C’est à ce prix qu’on pour­ra espér­er favoris­er le développe­ment de nou­veaux traite­ments pour les patholo­gies mater­nelles ou les trou­bles néonataux.

1Moses et al. JAMA 2015
2Dis­abil­i­ty-adjust­ed life years (DALYs) for 291 dis­eases and injuries in 21 regions, 1990–2010: a sys­tem­at­ic analy­sis for the Glob­al Bur­den of Dis­ease Study 2010. Mur­ray, Christo­pher J L et al. The Lancet, Vol­ume 380, Issue 9859, 2197- 2223

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