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Genre, handicap, seniors : l’innovation inclusive trouve sa place en entreprise

Estelle Peyrard
Estelle Peyrard
chercheure associée à l’Institut interdisciplinaire de l’innovation de l'École polytechnique (IP Paris)
En bref
  • Les entreprises ont un rôle à jouer pour construire une société plus inclusive, aux niveaux de leurs politiques de RH et des produits et services qu’elles conçoivent.
  • Le groupe des personnes fréquemment discriminées ou exclues par les entreprises est extrêmement vaste.
  • Paradoxalement, les politiques d’inclusion à destination des personnes en situation de handicap sont souvent conçues sans les principaux concernés.
  • Les associations jouent un rôle majeur en faisant le lien entre les entreprises et les publics concernés, éloignés de l’emploi.
  • De bonnes pratiques contribuent à la diffusion des innovations inclusive telles que la sensibilisation ou l’implication des salariés.

Pour con­stru­ire une société inclu­sive, les entre­pris­es ont un rôle à jouer. Au-delà de l’obligation légale, qui impose depuis 1987 l’embauche de per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap aux sociétés de plus de 20 salariés, les pro­duits et ser­vices qu’elles conçoivent con­tribuent à la créa­tion d’un envi­ron­nement favor­able, ou non, à tous. En pra­tique, l’entreprise inclu­sive agit à deux niveaux : dans ses poli­tiques de ressources humaines et dans le design de ses pro­duits et ser­vices. Et cela ne s’arrête pas aux per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap, mais cela con­cerne tous les publics qui peu­vent être exclus par l’entreprise. Étudi­er l’inclusivité en entre­prise dans toutes ses dimen­sions, c’est l’objet du livre blanc de l’Observatoire de l’innovation inclu­sive, du Tech­Lab D’APF France hand­i­cap et de la Chaire Tech­nol­o­gy for Change de l’Institut Poly­tech­nique de Paris.

Ce tra­vail met en lumière les dif­férents groupes con­cernés par l’innovation inclu­sive. Il s’agit des femmes, des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap, des per­son­nes âgées, des aidants, des per­son­nes en sit­u­a­tion de pré­car­ité ou d’exclusion, des per­son­nes d’origine étrangères, des LGBTQ+, des enfants et des jeunes en général. Tous ces groupes de per­son­nes peu­vent être exclus par l’entreprise. Soit parce qu’elles subis­sent des dis­crim­i­na­tions, soit parce que les pro­duits et ser­vices de l’entreprise ne répon­dent pas à leurs besoins.

Pour men­er cette étude, nous avons inter­rogé des per­son­nes tra­vail­lant dans les ser­vices de ressources humaines ou en recherche et développe­ment, design et mar­ket­ing. Trente grandes entre­pris­es nous ont ouvert leurs portes (comme BNP Paribas, la Poste, Decathlon, Renault, King­fish­er ou Toy­ota) et 37 per­son­nes ont accep­té de nous accorder de longs entretiens.

Un paradoxe RH

Les ressources humaines sont famil­ières des actions à des­ti­na­tion des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap, par­fois des femmes et des per­son­nes âgées. Mais notre analyse révèle une sit­u­a­tion para­doxale : bien qu’anciennes, leurs poli­tiques d’inclusion ne relèvent générale­ment pas d’un proces­sus inclusif comme celui observé en R&D, car elles sont majori­taire­ment conçues sans les per­son­nes concernées.

Pour les met­tre en œuvre, les organ­i­sa­tions vari­ent. Elles dis­posent par­fois d’équipes dédiées, par­fois d’un référent et par­fois encore toutes leurs équipes s’engagent sur le sujet. Les asso­ci­a­tions jouent un rôle impor­tant auprès de ces ser­vices. Elles font le lien avec les publics con­cernés et éloignés de l’emploi. Sans ces acteurs tiers, les recru­teurs peu­vent pein­er à aller les chercher.

On observe aus­si des freins spé­ci­fiques aux organ­i­sa­tions dans cette démarche, comme le sen­ti­ment d’iniquité ou de favoritisme, perçus par les man­agers qui doivent met­tre en place des adap­ta­tions ou par les équipes. Ces dernières peu­vent pein­er à con­naître les besoins spé­ci­fiques, et les man­agers sont soumis aux enjeux de con­fi­den­tial­ité des sit­u­a­tions personnelles.

Des pratiques de design qui évoluent

Le design inclusif ne fait l’objet d’aucune con­trainte régle­men­taire, à l’exception des con­tenus numériques et des élé­ments du cadre bâti. Il s’intéresse surtout aux per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap, avec un focus sur les hand­i­caps visuels et moteurs, ain­si qu’aux per­son­nes âgées. Les hand­i­caps audi­tifs, cog­ni­tifs ou intel­lectuels sont moins sou­vent pris en compte. Ces derniers sont perçus comme non-pri­or­i­taires par les développeurs.

Il peut sem­bler étrange d’inclure les femmes dans les approches de design inclusif. Pour­tant, de nom­breux objets ou out­ils du quo­ti­di­en ne sont adap­tés ni à la mor­pholo­gie des femmes, ni à leur force. Les équipements de sécu­rité en sont un exem­ple frap­pant. Absence de petite poin­ture, bras ou jambes trop longs, gants trop larges… Même éti­quetés comme mixtes, ces équipements sont conçus avec la mor­pholo­gie mas­cu­line pour norme. Pour­tant, ils met­tent en péril la san­té des salariées lorsqu’ils ne sont pas adaptés.

La grande majorité des entre­pris­es qui pra­tiquent le design inclusif font appel à des méth­odes de design par­tic­i­patif. Elles mobilisent des pan­els de per­son­nes con­cernées pour qu’elles inter­vi­en­nent directe­ment dans la con­cep­tion des pro­duits et ser­vices, à tra­vers des focus groupe ou des études qual­i­ta­tives ou quan­ti­ta­tives. Là encore, les asso­ci­a­tions aident à con­tac­ter les par­tic­i­pants et à adapter les méth­odes. Le Tech­Lab d’APF France hand­i­cap, à tra­vers sa cel­lule dédiée à l’innovation inclu­sive, a dévelop­pé une méthodolo­gie dédiée aux démarch­es de co-design avec des per­son­nes en sit­u­a­tion de handicap.

Du point de vue des équipes, ces approches par­tic­i­pa­tives con­tribuent à l’acceptabilité du proces­sus et à la mesure de l’intérêt stratégique d’un marché, par­fois perçu comme de niche. Decathlon mène ain­si une étude sur la mor­pholo­gie des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap. Aptar, une entre­prise améri­caine de sys­tèmes de dis­tri­b­u­tion, s’inspire des besoins des per­son­nes en sit­u­a­tion de hand­i­cap pour amélior­er l’ergonomie de ses pack­ag­ing beauté. Enfin, le groupe Seb conçoit une gamme d’électroménager à l’ergonomie améliorée grâce à sa démarche d’innovation inclusive.

L’innovation inclusive gagne du terrain

Le design inclusif se développe par oppor­tu­nité, par essaim­age ou par sys­té­ma­ti­sa­tion, lorsque ces entre­pris­es déci­dent de trans­former tous leurs proces­sus d’innovation. C’est le cas de La Poste qui s’appuie, depuis 2019, sur des pan­els de salariés en sit­u­a­tion de hand­i­cap afin de tester les offres du groupe.  Les entre­pris­es de ser­vice pub­lic font sou­vent fig­ure d’exemple. L’État dis­pose, en effet, d’un levi­er puis­sant à tra­vers la com­mande publique.

De bonnes pra­tiques con­tribuent à la dif­fu­sion des pra­tiques d’innovation inclu­sive. La pre­mière repose sur la sen­si­bil­i­sa­tion des salariés. Il leur faut com­pren­dre l’exclusion créée par les pro­duits, les ser­vices et les pra­tiques (RH comme organ­i­sa­tion­nelles) avant de s’engager dans une démarche.

La deux­ième bonne pra­tique est l’implication des salariés. Par exem­ple, en les invi­tant à se porter volon­taires pour tester les offres du groupe ou faire remon­ter des besoins.

La troisième porte sur la crédi­bil­ité de la démarche. Elle s’acquiert en dis­posant d’un sou­tien au niveau des direc­tions et en for­mal­isant les pra­tiques via la rédac­tion de chartes, de guides ou d’accords d’entreprise. Le groupe SEB a ain­si rédigé un Good design play­book (guide du design inclusif) pour val­oris­er les fruits d’un parte­nar­i­at avec APF France hand­i­cap. Celui-ci est util­isé par les équipes pour faire per­dur­er la démarche.

La qua­trième se résume à être oppor­tuniste. De petites actions, comme d’augmenter le con­traste ou les polices d’écritures dans les doc­u­ments internes, peu­vent per­me­t­tre d’initier un change­ment d’attitude et d’ouvrir un dia­logue sur les ques­tions d’inclusion.

Agnès Vernet

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