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Ingénieurs-philosophes : penseurs de l’avenir, hommes d’action

François_Lyvonnet
François L’Yvonnet
professeur de philosophie, éditeur
En bref
  • Si la spéculation philosophique traditionnelle peine à trouver sa place aujourd’hui, une nouvelle figure émerge : l’ingénieur-philosophe.
  • Observateur et acteur des évolutions technologiques qui transforment notre monde, il possède un sens aigu du bien commun et se sent porteur d’une responsabilité.
  • L’ingénieur-philosophe vit à une époque hantée par les crises : il s’appuie donc sur les promesses trahies du passé pour éclairer les futures transformations.
  • L’innovation s’arrange aujourd’hui avec la nature, au lieu de chercher à la dominer comme dans la philosophie classique.
  • L’ingénieur-philosophe propose une vision insistant sur l’insertion de l’action humaine dans un milieu, ce qui est, au sens propre du terme, écologique.

Pascal et Leibniz incarnaient autrefois la figure du philosophe homme de sciences. A‑t-elle disparu ? 

Le XXe siè­cle a con­nu une muta­tion con­sid­érable, avec une exten­sion sans précé­dent des con­nais­sances sci­en­tifiques et tech­niques, qui lim­ite les pré­ten­tions de la philoso­phie tra­di­tion­nelle à porter un regard sur tous les savoirs, comme le fai­sait encore Berg­son. Les sci­ences s’autonomisent, et la spécu­la­tion philosophique peine à trou­ver sa place.

Mais, en con­tre­point, on voit émerg­er une fig­ure nou­velle : l’ingénieur-philosophe. Il ne per­son­ni­fie pas une école à pro­pre­ment par­ler, même si nom­bre de ses représen­tants sont issus d’une même alma mater, à savoir l’École poly­tech­nique. Ce qu’ils ont en com­mun, et qui n’est pas sans lien avec le ser­vice de l’État asso­cié à cette école, c’est un souci aigu du bien com­mun, assis sur la con­science d’une respon­s­abil­ité. Mem­bres d’une élite appelée à diriger la nation (ou, à tout le moins, de grandes organ­i­sa­tions), ils se sen­tent redev­ables. Ce sont aus­si des ingénieurs général­istes, qui embrassent un vaste champ de con­nais­sances pra­tiques et théoriques, et qui obser­vent de près les évo­lu­tions tech­nologiques qui trans­for­ment notre monde : il est de leur devoir de les éclairer.

Les ingénieurs-philosophes sont des hommes d’action – loin de la fig­ure de l’homme de cab­i­net, du rêveur, ou de l’universitaire.

À cet égard, une per­son­nal­ité comme Thier­ry Gaudin est exem­plaire. Né en 1940, c’est un obser­va­teur et un acteur de la révo­lu­tion infor­ma­tique qui a pris son essor avec sa généra­tion. Il part d’une analyse ser­rée des trans­for­ma­tions du sys­tème tech­nique, et des inter­ac­tions entre tech­nique et société, pour penser les muta­tions con­tem­po­raines. À ses yeux, ces dernières ne sont pas un sim­ple avatar de la révo­lu­tion indus­trielle, mais doivent être com­pris­es comme un véri­ta­ble change­ment de civil­i­sa­tion. La saisie de cette rup­ture l’amène à trac­er des per­spec­tives, dans des ouvrages comme 2100, Réc­it du prochain siècle (1990) ou L’Avenir de l’Esprit (2021).

Les tout premiers « ingénieurs-philosophes », au XIXe siècle, sont portés par l’imaginaire du progrès, qui les amène à se projeter vers l’avenir. Leurs successeurs partagent-ils cette confiance ?

Ils vivent dans une époque han­tée par les crises et qui a été rat­trapée par l’imaginaire antique de la cat­a­stro­phe : l’avenir se dérobe. Cela leur inter­dit de con­stru­ire des sys­tèmes – des mon­des intel­lectuels clos, solides, véri­fiés d’avance. Ils sont face à un avenir prob­lé­ma­tique, qu’ils cherchent à con­cep­tu­alis­er sans le réduire.

Une fig­ure emblé­ma­tique, ici, serait Jean-Pierre Dupuy. Penseur de la cat­a­stro­phe, il ne se laisse pas fascin­er par elle, et ne joue ni les devins, ni les col­lap­so­logues mais développe plutôt un « cat­a­strophisme éclairé ». Annon­cer l’inéluctabilité du pire est une façon d’empêcher sa réal­i­sa­tion. On retrou­ve ici une éthique de la respon­s­abil­ité (ne pas élud­er une pos­si­bil­ité même effrayante), et ce geste si par­ti­c­uli­er de l’ingénieur qui cherche moins à arraison­ner le réel qu’à le mod­élis­er, afin de le com­pren­dre et de l’infléchir. L’enjeu n’est pas de domin­er la réal­ité depuis l’empyrée des idées, mais d’avoir une cer­taine prise sur elles.

Une telle approche est loin des grands sys­tèmes dévelop­pés par les philoso­phies de l’histoire qui – songeons à Hegel ou à Marx – pen­saient l’avenir à par­tir d’une rup­ture. Les ingénieurs-philosophes sont des penseurs de l’avenir, mais ils insis­tent sur la con­ti­nu­ité. Ce qui n’exclut pas, bien au con­traire, de penser le renou­veau, mais ils ne dressent pas la fig­ure escha­tologique d’un monde idéal. Ils pren­nent plutôt en compte les promess­es trahies du passé, et s’appliquent à éclair­er et accom­pa­g­n­er les trans­for­ma­tions du monde.

Ces ingénieurs-philosophes sont des hommes d’action – loin de la fig­ure de l’homme de cab­i­net, du rêveur, ou de l’universitaire. Ils s’arrachent à l’instant, à la car­rière aus­si, pour penser. Mais leur pen­sée se nour­rit de l’épreuve du réel.

La philosophie moderne s’est concentrée sur le monde des Hommes. Avec Descartes, elle a fait de la nature un « objet » dont l’Homme pouvait, en quelque sorte, s’extraire. Ce geste intellectuel était aussi celui des ingénieurs, qui travaillaient activement à nous rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature ». Les ingénieurs-philosophes ne sont-ils pas prisonniers de ce paradigme, aujourd’hui mis à mal par le rappel brutal de la puissance de la nature ?

Il est vrai que cette phase de la moder­nité, avec sa vision de l’Homme « comme maître et pos­sesseur de la nature », sem­ble der­rière nous. L’humanité est dou­ble­ment rap­pelée à sa con­di­tion naturelle. Par le lien renoué avec l’animalité d’abord, de Dar­win à la pri­ma­tolo­gie con­tem­po­raine, et par la notion d’environnement ensuite, qui nous rat­trape à grande vitesse. La philoso­phie mod­erne ne posait pas la ques­tion de l’environnement ; au con­traire, elle s’est dévelop­pée en l’éludant. Mais les ingénieurs-philosophes ne sont en rien coincés dans cette impasse.

Je prendrai ici comme exem­ple Olivi­er Rey, qui appar­tient à la généra­tion suiv­ante, née dans les années 1960. Ses travaux sont car­ac­téris­tiques d’une cri­tique de la moder­nité, qui fait notam­ment remar­quer l’encastrement dans les nom­bres et pose la ques­tion de l’échelle humaine – des lim­ites, et des dis­pro­por­tions entre les pro­duits de la tech­nique (villes, entre­pris­es, sys­tèmes) et notre apti­tude à vivre en société. Il s’attaque enfin au tran­shu­man­isme, forme ultime de cette pré­ten­tion mod­erne à domin­er la nature. 

Dans un essai comme Répar­er l’eau, il explique que la sci­ence mod­erne s’est édi­fiée en répu­di­ant les sen­sa­tions, les impres­sions immé­di­ates, au prof­it de la rai­son et des mesures. Notre rap­port au monde en a été boulever­sé : il a été « pré­cisé à bien des égards, appau­vri à d’autres ». Cette for­mule saisit pré­cisé­ment la pen­sée de l’ingénieur-philosophe, qui ne répudie pas la sci­ence, ni la tech­nolo­gie, mais s’interroge sur ses impass­es, sur ce qui est per­du dans ce qui est gagné.

L’innovation prospère aujourd’hui dans les ruines du pro­grès : elle s’arrange avec la nature, au lieu de chercher à la dominer.

Une telle pen­sée s’inscrit dans la lignée des réflex­ions de Gün­ther Anders sur le « décalage prométhéen », insé­para­bles de l’avènement de l’âge atom­ique et de ses moyens de destruc­tion massifs.

On revient aux questions de l’action, de la responsabilité : n’y a‑t-il pas ici un renoncement à agir ?

Non, ce n’est pas tant un renon­ce­ment qu’une ten­ta­tive d’explorer d’autres voies, sans aban­don­ner l’ambition d’agir, d’avoir une prise sur le monde. À dou­ble titre, comme mod­élisa­teurs et comme philosophes, les ingénieurs-philosophes sont mar­qués par l’imaginaire de la cité idéale – un geste qui habite la pen­sée européenne depuis les Grecs. Mais cette mod­éli­sa­tion est impos­si­ble aujourd’hui, car pour mod­élis­er, il faut isol­er. Or dans le monde mon­di­al­isé, où tout est inter­con­nec­té, plus rien n’est isolable. Sans compter qu’on ne croit plus guère à l’avenir. 

L’action, aux yeux de cette nou­velle généra­tion d’ingénieurs-philosophes, change de sens : il ne s’agit plus d’agir sur, en exerçant un pou­voir sou­verain sur la nature ou sur les choses. Mais plutôt de fis­sur­er l’existant, pour rou­vrir des pos­si­bles – je reprends ici les mots de François Jul­lien. Fis­sur­er est un geste plus mod­este que trans­former. L’innovation prospère aujourd’hui dans les ruines du pro­grès : elle s’arrange avec la nature, au lieu de chercher à la dominer.

Cette vision insis­tant sur l’insertion de l’action humaine dans un milieu est, au sens pro­pre du terme, écologique. Mais aux deux pôles de l’écologie rad­i­cale, – l’un qui con­sid­ère l’Homme comme une espèce inva­sive dont la nature se passerait bien, l’autre rejouant la farce trag­ique du total­i­tarisme, intru­sive et pleine d’interdits – les ingénieurs-philosophes opposent une vision de l’action humaine mar­quée à la fois par des lim­ites et une respon­s­abil­ité. Une vision pru­dente, respectueuse, val­orisant la com­pé­tence tech­nique sans jamais l’isoler de ses effets.

Richard Robert

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