Vous avez dirigé le groupe de travail du think tank The Shift Project qui a publié, en 2018, un rapport intitulé « Pour une sobriété numérique ». Quel constat faisiez-vous alors ?
Hugues Ferreboeuf. Il s’agissait d’analyser l’évolution de l’empreinte environnementale du numérique1. La consommation énergétique du secteur relève à 45 % de la production des équipements et à 55 % de l’usage qui en est fait. Nous avions identifié deux dynamiques à l’œuvre. D’une part, la dynamique technologique procurait d’importants gains d’efficacité énergétique à chaque nouvelle génération d’équipements, c’est-à-dire qu’il était possible de faire plus de choses avec la même consommation d’énergie ; d’autre part, nous avons observé une explosion des usages. Et nous avons démontré que l’amélioration du ratio d’efficacité énergétique ne suffisait pas pour compenser l’augmentation des usages.
Autrement dit, pour que le numérique fasse preuve de sobriété énergétique, qu’il réduise son empreinte environnementale, il faut inévitablement voir comment limiter le développement de certains usages peu vertueux en matière environnementale, la vidéo notamment ! Celle-ci représente à présent entre 65 et 70 % des flux de données mondiaux et, avec plus de 300 millions de tonnes de CO2 émises par an, elle est responsable de 20 % des émissions de gaz à effet de serre (GES) parmi les émissions de l’IT. Surtout, moins de 10 % des usages sont professionnels comme la visioconférence ou la télémédecine. Le reste se répartit entre le visionnage de vidéos qui sont soit des films, soit du porno, soit des clips soit encore ces petites vidéos qui se déclenchent automatiquement lorsque vous consultez un site. Ces chiffres nous ont amenés à publier un rapport dédié en 20193 dans lequel nous appelons à diminuer le poids et l’usage de la vidéo de loisir, ce qui nécessite une forme de régulation et donc un débat sociétal.
Comment peut-on limiter, freiner les usages ?
C’est compliqué, il ne s’agit pas d’avoir une approche morale ! Le problème est que les usages ne se remplacent pas, ils s’additionnent. Le passage du DVD au streaming, par exemple, s’est traduit par un allongement du temps d’écran. Si les émissions augmentent chaque année, c’est parce que nous consommons plus. Et si nous consommons plus, c’est parce que les modèles économiques des fournisseurs, leurs techniques marketing et technologiques nous incitent à consommer plus. Des procédés simples comme par exemple l’annonce du prochain épisode et son démarrage automatique font que l’on reste devant son écran. C’est ce que l’on appelle le “design addictif”. Autre aspect, le coût de l’abonnement, de Netflix par exemple, réduit le coût marginal de l’abonnement qui fait que plus vous consommez moins c’est cher. Mais dès lors que nous sommes conscients des impacts de notre consommation, notre inaction devient condamnable. Il ne s’agit pas seulement d’une question de responsabilité individuelle. Il faut changer de modèle économique.
L’amélioration et les progrès des technologies peuvent-ils contribuer à réduire la consommation énergétique ?
Oui, mais cela ne suffira pas à absorber l’augmentation des usages. De plus, certaines technologies arrivent à leurs limites physiques. De fait, on va plutôt assister à un ralentissement des gains en efficacité énergétique au cours des prochaines années. Nous avons mis à profit cette analyse qui faisait la part des pratiques individuelles et de la structuration de l’offre dans un rapport publié en octobre 2020, intitulé “Déployer la sobriété numérique”4. Car la croissance des usages numériques est un phénomène systémique dans lequel l’offre et la demande jouent mais aussi le cadre politique et réglementaire. Pour résoudre un problème systémique, il faut une solution systémique, il faut agir sur les différents vecteurs qui conduisent à cette “surcroissance”. Dans ce rapport, nous avons publié une sorte de référentiel méthodologique destiné aux entreprises au sens large afin de les aider à intégrer les principes de la sobriété numérique dans tout ce qui compose leur système d’information. Car aujourd’hui que le numérique est partout, les entreprises ne peuvent pas se limiter à une approche technologique de la question de la sobriété. Celle-ci devient une préoccupation du Comex qui doit être intégrée à la stratégie de l’entreprise.
Concrètement, comment peut-on réduire son empreinte environnementale liée au numérique ?
Tout d’abord, en ne changeant pas aussi souvent de smartphone ! En France, on change d’appareil en moyenne tous les 20 mois. Ce qu’il faut savoir c’est que 99 % de l’empreinte carbone d’un smartphone est liée à sa production et à son acheminement jusqu’à la France. Ailleurs dans le monde, cette part est de 90 % en moyenne. La différence tient à ce que l’électricité est très décarbonée en France… Ensuite, il faut éviter de multiplier les gadgets, les accessoires et les équipements supplémentaires. Le nombre d’objets connectés, d’écrans, d’appareils, etc, par personne aux Etats-Unis passerait de 13 aujourd’hui à 35 objets en 2030. Et ce que l’on observe, c’est que la croissance est plus forte là où il y a déjà pléthore d’équipements, à savoir en Amérique du Nord, en Europe occidentale et au Japon. Autrement dit, on va produire 70 milliards d’objets numériques entre maintenant et 2030, objets qui vont consommer de l’énergie pour fonctionner mais aussi pour être fabriqués. Enfin, il faut privilégier les usages fixes sur les usages mobiles. Si vous regardez Netflix, faites-le depuis chez vous via la fibre plutôt qu’en 5G dans le métro. Mieux, allez passer une heure en forêt au lieu de regarder Netflix pendant des heures ! Les ressources numériques doivent désormais être considérées comme des ressources rares, ce qu’elles ne sont plus depuis longtemps. Avant, quand la puissance de calcul était limitée, l’écriture d’un logiciel était soignée pour limiter le besoin en calcul. Retrouvons cette sobriété.