Vignes & Climat
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Vin : qu’importe le climat, pourvu qu’on ait l’ivresse ?

Les consommateurs se détournent des « vins du réchauffement climatique »

Clément Boulle, Directeur exécutif de Polytechnique Insights
Le 18 mars 2021 |
4 min. de lecture
Eric Giraud-Héraud
Eric Giraud-Héraud
directeur de recherche INRAE et directeur de la recherche à l’Institut des Sciences de la Vigne et du Vin
En bref
  • En 2015, Éric Giraud-Héraud a mené avec l’ISVV une enquête sur 250 consommateurs de vins de Bordeaux destinée à déterminer leur consentement à payer pour les « vins du réchauffement climatique ».
  • Résultat : ces vins, plus forts en alcool, étaient d’abord appréciés des consommateurs… qui s’en lassaient cependant très vite, et voyaient leur consentement à payer s’effondrer.
  • Le risque est ainsi que le marché des vins rouges ne connaisse une crise, dont profiteraient d’autres secteurs plus dynamiques, comme ceux des vins rosés ou des vins bios.

Peut-on dire si le change­ment cli­ma­tique est une bonne ou mau­vaise nou­velle pour le marché du vin ?

A pri­ori non, mais la réponse n’est pas évi­dente car elle doit être con­tex­tu­al­isée. Si l’on regarde le marché actuel, la con­som­ma­tion mon­di­ale est sta­ble – voire à la hausse. Cette ten­dance ne prof­ite pas à tout le monde, et les vins de Bor­deaux sont l’exemple d’une crise économique dont l’explication se trou­ve en par­tie dans l’inadéquation entre l’évolution de la demande des con­som­ma­teurs et des car­ac­téris­tiques des pro­duits qui leur sont pro­posés sur les marchés. On observe en effet depuis de nom­breuses années une évo­lu­tion struc­turelle des vins rouges, avec une aug­men­ta­tion du degré d’alcool, une baisse de l’acidité et une dégra­da­tion de la com­plex­ité aro­ma­tique. Les vins sont aus­si sou­vent plus con­cen­trés, un peu fer­més et dom­inés par des arômes de fruits cuits.

Est-ce que cela cor­re­spond aux attentes des con­som­ma­teurs de Bor­deaux ? Nous avons mon­tré que non. Pour­tant, au cours de ces dernières décen­nies, de nom­breux pro­duc­teurs ont fait le choix stratégique d’aller dans le sens de la con­cen­tra­tion, et d’augmenter le degré d’alcool arti­fi­cielle­ment alors qu’ils n’y étaient pas encore oblig­és, sous la pres­sion de con­seillers œno­logues et d’autres pre­scrip­teurs peu vision­naires. Ce mou­ve­ment a été ampli­fié par ce que l’on a appelé la « park­eri­sa­tion » des vins – d’après le nom du cri­tique améri­cain Robert Park­er. Mais aujourd’hui, la demande n’est plus sur ce reg­istre. Au final, les vins singeant pré­maturé­ment le réchauf­fe­ment cli­ma­tique ne font plus recette, et le risque économique se fait déjà sentir…

Peut-on donc décrypter l’impact de ces évolutions ? 

En 2015, nous avons mené une étude expéri­men­tale avec 250 con­som­ma­teurs pour mieux com­pren­dre ce qu’il se passe. En util­isant la méthodolo­gie des marchés expéri­men­taux, nous mesurons le con­sen­te­ment à pay­er pour un vin dans dif­férentes sit­u­a­tions infor­ma­tion­nelles que l’on peut con­trôler (con­cer­nant les vins et leur éti­que­tage). Pour décrire sim­ple­ment ce type d’expérience, on con­voque un nom­bre suff­isant de con­som­ma­teurs représen­tat­ifs d’une pop­u­la­tion en leur pro­posant de « révéler » leur con­sen­te­ment à pay­er pour chaque vin que nous avons préal­able­ment sélec­tion­né. On utilise pour cela des mécan­ismes de révéla­tion qui font que si le prix de vente d’un vin, tiré au hasard dans une urne, est inférieur au con­sen­te­ment à pay­er déclaré par le con­som­ma­teur, alors celui-ci s’engage à acheter le vin en ques­tion. Nous avons réal­isé cette expéri­ence avec une grande appel­la­tion de vin de Bor­deaux. Le cépage dom­i­nant de cette AOC est le Mer­lot, qui est un cépage pré­coce forte­ment affec­té par le réchauf­fe­ment climatique.

Quels étaient les résul­tats de cette étude ? 

L’étude s’est déroulée en deux étapes. D’abord, avec les spé­cial­istes en sen­soriel de l’ISVV, nous avons sélec­tion­né 30 vins, puis affiné notre échan­til­lon pour n’en retenir finale­ment que 3, dont je n’ai pas le droit de révéler les noms. 250 con­som­ma­teurs recrutés ont testé les vins sur un mode incré­men­tal (couleur, odeur, puis goût) avant de révéler leurs con­sen­te­ments à pay­er final. 

  • Le vin A : un vin tra­di­tion­nel de l’AOC, qui bien qu’ayant le prix de marché le plus bas avait une bonne com­plex­ité et un degré finale­ment lim­ité à 13,5%. 
  • Le vin B : un vin assim­ilé à un vin du « réchauf­fe­ment cli­ma­tique », c’est à dire tra­vail­lé avec des baiss­es de ren­de­ments et finale­ment très con­cen­tré, avec de sur­croît un degré proche de 15%. 
  • Le vin C : un inter­mé­di­aire entre le A et le B sur l’ensemble des car­ac­téris­tiques organoleptiques. 

Résul­tat : les con­som­ma­teurs avaient un con­sen­te­ment à pay­er pour le vin B sig­ni­fica­tive­ment supérieur au vin A. Le vin C obte­nait une posi­tion inter­mé­di­aire (ce qui n’était pas évi­dent au départ). La seule inter­pré­ta­tion pos­si­ble était donc que les con­som­ma­teurs étaient plutôt deman­deurs de vins con­cen­trés et « alcooleux » – et donc que le réchauf­fe­ment cli­ma­tique n’était pas for­cé­ment une mau­vaise nou­velle pour le vin provenant de cette grande appel­la­tion de Bordeaux ! 

Êtes-vous sûr de vos conclusions ? 

Non. Nous avons pen­sé qu’il y avait peut-être un effet « flat­teur » à ce vin B et qu’il fal­lait tester ce que l’on appelle la « sta­bil­ité des préférences ». C’est-à-dire que le con­som­ma­teur pre­nait du plaisir à boire un vin au moment de l’expérience, mais qu’à la longue il ne serait peut-être plus si deman­deur que cela… Nous sommes donc passés à la deux­ième par­tie de l’expérience. Nous avons don­né aux con­som­ma­teurs les vins A et B pour qu’ils les goû­tent à qua­tre repris­es pen­dant un week-end, c’est-à-dire deux fois par jour. Puis, sans infor­ma­tion par­ti­c­ulière, de revenir nous voir pour révéler leurs con­sen­te­ments à pay­er sur les vins A, B et C. Résul­tat : le con­sen­te­ment à pay­er du vin B s’est écroulé et celui du vin A a obtenu la même éval­u­a­tion que précédem­ment. Le vin C est resté à son niveau inter­mé­di­aire, avec une faible décrois­sance de con­sen­te­ment à pay­er. Nous avons donc mesuré un effet de las­si­tude très impor­tant pour le vin B, qui stylise peu ou prou ce que pour­rait don­ner le réchauf­fe­ment cli­ma­tique si l’on n’y prend pas garde.

Quelles con­clu­sions com­mer­ciales peut-on en tirer ?

En 2015, nous avons donc mesuré et car­ac­térisé le risque économique que peut représen­ter le réchauf­fe­ment cli­ma­tique : un effet de las­si­tude du con­som­ma­teur pour des car­ac­téris­tiques qu’il ne recherche plus. Cet effet est sys­té­ma­tique­ment nég­ligé par les pro­fes­sion­nels de la fil­ière parce qu’ils ont des juge­ments trop hâtifs, pour ne pas dire naïfs. Nous avons démon­tré avec un seul marché expéri­men­tal (mais il faudrait refaire l’expérience sur d’autres pour bien assoir nos con­jec­tures) que ce que l’on attend d’un vin de ce type, ce n’est plus for­cé­ment qu’il soit très alcoolisé, con­cen­tré et uni­forme. Et la dernière décen­nie a con­fir­mé cela : crise du marché de cer­tains vins rouges, forte pro­gres­sion du rosé, avec de sur­croit le développe­ment de seg­ments par­ti­c­uliers comme le vin bio, et de nom­breuses alter­na­tives de bois­sons moins alcoolisées, avec un grand nom­bre d’innovations indus­trielles qui peu­vent effray­er les ama­teurs de vins.

Les pro­duc­teurs doivent donc faire évoluer le goût de leurs vins en s’inspirant des travaux de recherche et des inno­va­tions en œnolo­gie s’ils veu­lent recon­quérir leurs marchés.

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