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Du toucher à la relation sociale : la magie des neurones

Amaury FRANCOIS
Amaury François
chargé de recherche à l’Institut de Génomique Fonctionnelle de Montpellier
En bref
  • La théorie de l’attachement suppose qu’avoir un contact avec une personne que nous aimons nous permet de renforcer notre lien social avec elle.
  • Des expériences ont démontré qu’un nourrisson s’attache à sa mère non pas pour son apport nutritif mais pour le contact réconfortant qu’elle lui procure.
  • Chez l’Homme, ces contacts « plaisants » sont compris entre 3 et 10 cm/sec, venant d’une source de chaleur se rapprochant de la température du corps humain.
  • Certains contacts peuvent néanmoins provoquer une réaction aversive, à cause d’autres stimuli ou d’une condition pathologique.
  • Mieux comprendre comment nous développons des liens sociaux nous permettrait de mieux encadrer les personnes ayant des difficultés à ce sujet.

Qu’est-ce qui peut bien être plus chaleureux et récon­for­t­ant que le con­tact d’une per­son­ne qui nous tient à cœur ? Touch­er une per­son­ne à qui nous sommes attachés provoque un plaisir qui nous rap­proche d’autant plus de celle-ci. Pour autant, est-ce le plaisir qui ren­force cet attache­ment, ou bien l’attachement qui provoque ce plaisir ? 

La théorie de l’attachement a une longue his­toire en psy­cholo­gie, et Har­ry Har­low peut être con­sid­éré comme l’un de ses précurseurs. Par l’intermédiaire d’expériences1 déjà con­tro­ver­sées en son temps, il est par­venu à réfuter une idée reçue, plutôt tenace, de son époque : le nour­ris­son dévelop­perait de l’attachement pour sa mère par le biais de son allaite­ment. En séparant à la nais­sance des bébés singes de leur mère, il a décou­vert qu’entre deux sub­sti­tuts mater­nels — une poupée en fil de fer, raide, ayant un biberon de lait ; une autre en tis­su, plus douce, étant chauf­fée arti­fi­cielle­ment —, les singes choi­sis­sent celle leur appor­tant con­fort et chaleur au touch­er, plutôt que celle qui comblerait leur besoin vital de nourriture.

De cette expéri­ence, le psy­cho­logue anglais John Bowl­by développe la « théorie de l’attachement2 ». Ain­si, un nour­ris­son s’attacherait à sa mère non pas pour son apport nutri­tif, mais bien pour le con­tact récon­for­t­ant qu’elle lui pro­cure. Cette théorie date peut-être de 1969, mais bon nom­bre d’expériences ont per­mis de la ren­dre de plus en plus crédi­ble aux yeux des psy­cho­logues. Ce qui en résulte : pour avoir un bon développe­ment social et émo­tion­nel, un enfant doit avoir au moins une fig­ure prenant soin de lui, de façon con­tin­ue et cohérente – fig­ure pour laque­lle il dévelop­pera un attachement.

Amau­ry François, chargé de Recherche à l’Institut de Génomique Fonc­tion­nelle de Mont­pel­li­er, et son équipe ont décidé de dépass­er les fron­tières psy­chologiques de cette théorie en y ajoutant une valid­ité biologique3. Pour ce faire, ils se sont con­cen­trés sur la pos­si­ble influ­ence de la sen­sa­tion du touch­er plaisant dans le ren­force­ment de nos rela­tions sociales. « Il existe un réseau de neu­rones chez l’homme, décou­vert par le neu­ro­logue sué­dois Åke Vall­bo4respon­s­able de cette sen­sa­tion de touch­er plaisant, explique le chercheur, ce sont les C‑Tactiles. Notre expéri­ence con­sis­tait à décou­vrir son équiv­a­lent chez la souris, afin d’en tester ses effets con­crets sur le développe­ment de nos rela­tions sociales. Nous avons donc pu valid­er l’influence du réseau des C‑LTMR (l’équivalent des C‑Tactile chez les rongeurs) sur la social­i­sa­tion des souris. »

Une sensation de toucher plaisant

« Ce que nous avons décou­vert est qu’il existe, chez la souris comme chez l’Homme, un réseau de neu­rones pro­pre au touch­er social, inner­vant la peau, envoy­ant l’information au sys­tème nerveux cen­tral (lui-même n’en faisant pas par­tie) lorsqu’il s’active, explique Amau­ry François. Son acti­va­tion ne se fait que dans des con­di­tions bien par­ti­c­ulières. En général, chez l’Homme, ce sont des touch­ers avec une vitesse à respecter (entre 3 et 10 cm/sec), venant d’une source de chaleur se rap­prochant de la tem­péra­ture du corps humain. Ce sont des stim­u­la­tions que nous trou­vons presque tous plaisantes con­sciem­ment ou incon­sciem­ment. » Pas éton­nant que le nour­ris­son se sente si bien dans les bras de sa maman. 

Chez la souris, l’équivalent de ce réseau (appelé C‑LMTR) a été iden­ti­fié. Grâce à celui-ci, l’équipe de recherche a conçu un par­a­digme per­me­t­tant de véri­fi­er son influ­ence sur le développe­ment des rela­tions sociales. « Pour un groupe de souris géné­tique­ment mod­i­fiées de façon à qu’elles aient une défi­cience dans ce réseau, les résul­tats sont explicites, déclare le chercheur. Le groupe de souris en ques­tion ne sem­ble plus inter­a­gir nor­male­ment avec ses con­génères, il favoris­era l’isolement. » Dans ce résul­tat, un élé­ment intrigue le chercheur : l’animal au réseau défail­lant ne fuit pas les autres, il ne trou­ve sim­ple­ment aucun intérêt à ren­tr­er en con­tact avec eux.

La sen­sa­tion plaisante du touch­er serait un élé­ment moti­va­teur à la socialisation.

Il reste impor­tant de not­er que ce réseau de neu­rones n’est pas le seul à s’activer lors d’un con­tact direct. « Les C‑LMTR sont présents pour la valeur émo­tion­nelle, sa sim­ple acti­va­tion est suff­isante, indique Amau­ry François. La ques­tion de l’influence des autres peut tout de même se pos­er. Nous esti­mons que ce réseau fonc­tionne un peu comme le sys­tème de récom­pense. Cette sen­sa­tion plaisante serait un élé­ment moti­va­teur à la social­i­sa­tion. »

La preuve de la théorie de l’attachement

On peut donc établir un lien direct entre le con­tact avec autrui et notre attache­ment pour celui-ci. C’est cet aspect récon­for­t­ant du con­tact doux et chaleureux ressen­ti qui nous donne la moti­va­tion, et l’envie de le repro­duire. Ce que, au final, Har­ry Har­low avait à peu près observé. « Depuis toutes ces expéri­ences sur la théorie de l’attachement, rien de sig­ni­fi­catif n’avait été fait, rap­pelle le chercheur. Aujourd’hui, nous avons des élé­ments de réponse sup­plé­men­taires à ces ques­tions, ce qui nous per­met de mieux assur­er le bon développe­ment social d’un enfant.»

Seule­ment, cette expéri­ence ne répond pas à toutes les ques­tions que cette théorie sus­cite. « Nous avons étudié un réseau de neu­rones qui ne fait qu’envoyer l’information au cerveau, ajoute Amau­ry François. L’intérêt est de com­pren­dre com­ment cette infor­ma­tion se traduit dans le cerveau pour qu’elle en soit perçue comme plaisante, mais aus­si de com­pren­dre pourquoi cer­tains con­tacts, respec­tant pour­tant les con­di­tions du touch­er plaisant, provo­quent un effet presque inverse. » 

Après tout, si un incon­nu se rap­proche de vous dans la rue et vous caresse, la réac­tion que vous allez avoir sera prob­a­ble­ment aver­sive. Pour le chercheur l’explication proviendrait d’autres stim­uli, qui ne sont pas for­cé­ment per­cep­ti­bles. « Dans les cages [de souris], un fac­teur que nous ne pou­vions pas influ­encer était celui des odeurs, pré­cise-t-il, car on ne les voit pas et ne les perçoit pas de la même manière que les souris. Par l’odeur, il peut y avoir asso­ci­a­tion de plaisir/réconfort avec un lieu ou un indi­vidu, aidant égale­ment à l’attachement.» 

Un réseau défaillant peut toujours se redévelopper

Ce réseau est, nor­male­ment, inné chez l’Homme. Pour autant, il n’est pas mature dès la nais­sance, il doit se dévelop­per. Comme nous le mon­trent les souris géné­tique­ment mod­i­fiées, si ce réseau ne fonc­tionne pas comme il devrait, l’individu aura ten­dance à favoris­er l’isolement. Mais l’effet est égale­ment observ­able sur les souris ayant une hyper­sen­si­bil­ité. « Dans un con­texte neu­tre, l’activation de ce réseau est plaisante. Dans un con­texte pathologique, sa surac­ti­va­tion provo­quera un com­porte­ment aver­sif au con­tact, indique Amau­ry François. La réac­tion est donc encore plus forte que pour un manque d’activation. La souris, cette fois-ci, fuira le con­tact social, elle aura un intérêt à l’isolement. »

 Dans un con­texte pathologique, l’hypersensibilité provo­quera un com­porte­ment aver­sif au contact.

« Ce ressen­ti pathologique peut s’observer notam­ment chez les per­son­nes atteintes d’autismes, ce qui rend d’ailleurs la sit­u­a­tion d’autant plus dure pour l’individu et ses par­ents. Leur con­tact étant rejeté par l’enfant, les par­ents sont per­tur­bés quant à la façon d’interagir avec lui. Et tout cela provo­quera des séquelles cer­taines sur son développe­ment social. », admet-il. 

Cette décou­verte ouvre donc la voie à une mul­ti­tude de recherch­es dif­férentes qui nous per­me­t­tront, un jour, de mieux com­pren­dre com­ment et pourquoi nous dévelop­pons des liens soci­aux avec les autres. Et, au vu de leur impor­tance déjà prou­vée, peut-être cela nous per­me­t­tra-t-il aus­si de mieux encadr­er les per­son­nes ayant des dif­fi­cultés à ce sujet. « Quand la dif­férence est à la base, et que le réseau est défail­lant, il y aura des lacunes, c’est cer­tain. Mais il ne sera pas trop tard pour le dévelop­per et se réadapter à ces dernières », con­clut le chercheur. 

Pablo Andres

Pour aller plus loin :

L’article d’Amaury François et son équipe, pour com­pren­dre tous les détails de leur recherche : https://​doi​.org/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​a​d​v​.​a​b​o7566

1Har­ry F. Har­low, “Love in Infant Mon­keys,” Sci­en­tif­ic Amer­i­can 200 (June 1959):68, 70, 72–73, 74.
2John Bowl­by, Attache­ment et perte : La perte, vol. 3, Paris, Press­es uni­ver­si­taires de France, 1978
3Huzard, D., Mar­tin, M., Main­gret, F., Chemin, J., Jean­neteau, F., Mery, P. — F., Fos­sat, P., Bourinet, E., & François, A. (s. d.). The impact of C‑tactile low-thresh­old mechanore­cep­tors on affec­tive touch and social inter­ac­tions in mice. Sci­ence Advances, 8(26), eabo7566. https://​doi​.org/​1​0​.​1​1​2​6​/​s​c​i​a​d​v​.​a​b​o7566
4Johans­son, R. S., & Vall­bo, A. B.Tactile sen­so­ry cod­ing in the glabrous skin of the human hand. (pdf

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