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Espèces invasives : solutions pour un fardeau économique

Christophe Diagne
Christophe Diagne
chercheur post-doctoral dans l'équipe Dynamique de la biodiversité à l’Université Paris Saclay
Boris Leroy
Boris Leroy
Maître de Conférences et biogéographe Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN)

A ce jour, il y a 544 espèces exo­tiques recen­sées comme envahissantes en France. Par­mi elles, le frelon asi­a­tique décime les abeilles domes­tiques, le mous­tique tigre propage la dengue et le chikun­gun­ya, la jussie entraîne la dis­pari­tion des plantes aqua­tiques qui lui sont voisines… Ce phénomène est appelé ‘inva­sion biologique’ et ces espèces ont cer­taines car­ac­téris­tiques en com­mun. Tout d’abord, elles ont été déplacées par l’homme, mal­gré elles, sou­vent en pas­sagers imprévus des trans­ports de biens et per­son­nes. Une fois intro­duites, elles ont survécu dans leur nou­v­el envi­ron­nement, se sont répan­dues et ont eu des impacts divers, tels que l’élimination des espèces locales, la prop­a­ga­tion de mal­adies, l’altération des écosys­tèmes ou encore le rav­age des cultures. 

Les espèces exo­tiques envahissantes sont non seule­ment une men­ace pour la bio­di­ver­sité, mais aus­si un fardeau économique impor­tant pour les sociétés humaines. Nous l’avons démon­tré récem­ment en syn­théti­sant tous les coûts économiques mon­di­aux exis­tants dus aux inva­sions depuis 1970, dont le cumul total s’élève à 1288 mil­liards de dol­lars1. Il ne s’agit ici que d’une infime part des coûts réels, car c’est unique­ment ce qui a été éval­ué et pub­lié. La majorité des coûts n’ont pas été éval­ués. Ce chiffre n’a cessé de croître, tri­plant tous les dix ans jusqu’à aboutir à un mon­tant estimé à 163 mil­liards de dol­lars pour l’année 2017 seule­ment. Une nou­velle étude qui vient d’être pub­liée sur la France spé­ci­fique­ment démon­tre que les inva­sions ont coûté entre 1,1 et 10,2 mil­liards d’euros entre 1993 et 20182.

Ces coûts sont asso­ciés à de nom­breux secteurs socio-économiques (agri­cul­ture, san­té, tourisme, immo­bili­er…), et affectent donc une var­iété d’acteurs privés et publics. Le fardeau des inva­sions biologiques appa­raît donc sys­témique et requiert une poli­tique forte et con­certée plutôt que des efforts ponctuels. Nous présen­tons ci-après trois axes de lutte con­tre ce fardeau. 

1. La recherche concertée comme premier rempart

Les coûts économiques engen­drés par les espèces inva­sives se divisent en coûts de dégâts (perte de ren­de­ment agri­cole, de revenus touris­tiques etc.) et coûts de ges­tion (con­trôle ou érad­i­ca­tion des pop­u­la­tions envahissantes etc.). Toutes les études démon­trent que l’in­vestisse­ment dans les mesures préven­tives représente la stratégie la plus rentable et effi­cace con­tre les inva­sions biologiques. Par exem­ple, la détec­tion pré­coce et l’éradication rapi­de des nou­velles inva­sions est beau­coup moins coû­teuse et a un bien meilleur taux de réus­site que l’action tar­dive, qui se résume sou­vent à du con­trôle pour lim­iter les dégâts.

Il est donc indis­pens­able de ren­forcer les pro­grammes de détec­tion pré­coce et de suivi des espèces exo­tiques, pour enclencher une réponse effi­ciente dès les pre­miers sig­naux d’impacts négat­ifs. La var­iété de ces impacts cou­plée à la com­plex­ité de mise en œuvre des recom­man­da­tions de recherche néces­site des approches inter­dis­ci­plinaires et inter­sec­to­rielles – encore trop rares – impli­quant des éco­logues, écon­o­mistes, ana­lystes, soci­o­logues et por­teurs d’enjeux (ex. ges­tion­naires de la biodiversité). ‘

2. La prévention à l’échelle individuelle par l’éducation

Afin d’accroître la prise de con­science du grand pub­lic et des acteurs privés et publics sur les inva­sions biologiques, il est cru­cial de sen­si­bilis­er les acteurs publics et privés, respon­s­ables de la translo­ca­tion d’organismes vivants à l’échelle internationale/régionale, telles que les activ­ités liées au com­merce ou à l’él­e­vage, et/ou vic­times de leurs effets comme les agricul­teurs). Il est aus­si fon­da­men­tal de sen­si­bilis­er le grand pub­lic via les divers canaux médi­a­tiques et péd­a­gogiques (par exem­ple dans les pro­grammes sco­laires). Respon­s­abilis­er les con­som­ma­teurs par l’information sur l’origine et les risques des organ­ismes qu’ils achè­tent, par exem­ple dans le com­merce orne­men­tal [c’est-à-dire le com­merce d’animaux ou de plantes exo­tiques], serait un excel­lent moyen de réduire les risques d’introduction incon­trôlée dans la nature.

Dans ce con­texte, ren­forcer les ponts entre sci­ence et société est donc l’élément clé. Ces ponts passent entre autres par (i) la for­mal­i­sa­tion de réseaux inter­sec­to­riels dédiés à la recherche et la ges­tion des inva­sions biologiques, (ii) la réal­i­sa­tion d’ateliers de dis­cus­sions et for­ma­tions ponctuelles et con­tin­ues ou encore (iii) le développe­ment de pro­grammes de sci­ences par­tic­i­pa­tives qui représen­tent un atout majeur de par leur triple rôle péd­a­gogique, sci­en­tifique et de ges­tion. Il existe ain­si aujourd’hui une appli­ca­tion dévelop­pée par l’Europe (Inva­sive Alien Species Europe3) qui per­met à tout citoyen d’envoyer des pho­tos de nou­velles espèces pré­sumées dans l’optique de déploy­er des répons­es rapi­des en ter­mes de ges­tion. Mal­gré son intérêt, cette appli­ca­tion reste trop peu médiatisée. 

Un grand poten­tiel provient aus­si des out­ils de sci­ence par­tic­i­pa­tive basés sur l’intelligence arti­fi­cielle pour iden­ti­fi­er les espèces, tels que l’application Pl@ntNet, qui con­stitue un for­mi­da­ble out­il de détec­tion pré­coce des inva­sions4, large­ment sous-exploité à l’heure actuelle. Nous soulignons donc ici l’impérativité de l’implication de nos décideurs pour arriv­er à une ges­tion con­certée et effi­ciente de ces inva­sions biologiques. 

3. Une réponse législative proportionnelle à la magnitude du fardeau économique

Mal­gré l’augmentation des lois nationales et inter­na­tionales pour lut­ter con­tre les inva­sions biologiques, la mag­ni­tude de leurs dégâts ne cesse de s’accélérer, ce qui sug­gère que ces lég­is­la­tions demeurent insuff­isantes. Il faut d’une part ren­forcer les listes noires d’espèces en les met­tant à jour rapi­de­ment une fois les impacts avérés, et d’autre part envis­ager de chang­er de par­a­digme légal vers des listes blanch­es, c’est-à-dire que l’introduction délibérée de nou­velles espèces exo­tiques doit être préal­able­ment autorisée sur la base d’une éval­u­a­tion des risques d’invasion. La respon­s­abil­ité des auteurs des intro­duc­tions volon­taires doit être engagée pénale­ment à des fins de dissuasion. 

La biosécu­rité, qui con­siste en l’interception des espèces exo­tiques avant leur intro­duc­tion, est l’outil le plus effi­cace et économique pour lut­ter con­tre les impacts des inva­sions biologiques. Par exem­ple, cer­tains pays sévère­ment touchés par celles-ci tels que la Nou­velle-Zélande ou l’Australie ont mis en place des pro­to­coles de biosécu­rité très effi­caces, aus­si bien vis-à-vis du tourisme que du com­merce inter­na­tion­al. Ces mesures néces­si­tent des per­son­nels con­séquents, notam­ment pour la mise en œuvre des pro­to­coles de sur­veil­lance, quar­an­taine et dés­in­fec­tion ; mais ils présen­tent une assur­ance et un béné­fice net très impor­tant par rap­port aux coûts de dégâts et ges­tion des inva­sions, exces­sive­ment plus élevés. 

En France, ce cadre légal et ces mesures de biosécu­rité appa­rais­sent encore défi­cients, comme le sug­gère l’historique récent des inva­sions en France telles que celles du frelon asi­a­tique5, du mous­tique tigre6, de l’ambroisie à feuilles d’armoise7, des vers plats des jardins8, ou encore la bac­térie Xylel­la fas­tidiosa9. Les sys­tèmes insu­laires étant encore plus frag­iles face aux inva­sions que les sys­tèmes con­ti­nen­taux, des mesures de biosécu­rité ren­for­cées devraient être instau­rées par­ti­c­ulière­ment dans les ter­ri­toires d’Outre-Mer insu­laires français, y com­pris pour les déplace­ments entre ter­ri­toires ultra-marins. 

Conclusion

Les inva­sions biologiques engen­drent des pertes économiques énormes pour nos sociétés. Ce manque à gag­n­er que nous avons estimé ne représente que la face cachée d’un ice­berg dont le mon­tant total est aujourd’hui inquan­tifi­able tant la diver­sité et l’ampleur des impacts liés aux inva­sions sont impor­tantes – et nous ne par­lons ici que du coût moné­taire, igno­rant les irrémé­di­a­bles coûts écologiques et san­i­taires. Nos sociétés ont néan­moins les clés pour lut­ter con­tre ce fardeau : n’oublions pas que le prob­lème n’incombe pas aux espèces déplacées, mais plutôt à nos activ­ités qui causent ces déplace­ments, sur lesquelles nous avons de nom­breux leviers d’action.

1https://www.nature.com/articles/s41586-021–03405‑6/
2https://​doi​.org/​1​0​.​3​8​9​7​/​n​e​o​b​i​o​t​a​.​6​7​.​59134
3https://​eas​in​.jrc​.ec​.europa​.eu/​e​a​s​i​n​/​C​i​t​i​z​e​n​S​c​i​e​n​c​e​/​B​e​c​o​m​e​A​C​i​tizen
4https://doi.org/10.1002/2688–8319.12023
5http://​frelonasi​a​tique​.mnhn​.fr/
6https://​sol​i​darites​-sante​.gouv​.fr/​s​a​n​t​e​-​e​t​-​e​n​v​i​r​o​n​n​e​m​e​n​t​/​r​i​s​q​u​e​s​-​m​i​c​r​o​b​i​o​l​o​g​i​q​u​e​s​-​p​h​y​s​i​q​u​e​s​-​e​t​-​c​h​i​m​i​q​u​e​s​/​e​s​p​e​c​e​s​-​n​u​i​s​i​b​l​e​s​-​e​t​-​p​a​r​a​s​i​t​e​s​/​a​r​t​i​c​l​e​/​c​a​r​t​e​s​-​d​e​-​p​r​e​s​e​n​c​e​-​d​u​-​m​o​u​s​t​i​q​u​e​-​t​i​g​r​e​-​a​e​d​e​s​-​a​l​b​o​p​i​c​t​u​s​-​e​n​-​f​r​a​n​c​e​-​m​e​t​r​o​p​o​l​i​taine
7https://​sol​i​darites​-sante​.gouv​.fr/​s​a​n​t​e​-​e​t​-​e​n​v​i​r​o​n​n​e​m​e​n​t​/​r​i​s​q​u​e​s​-​m​i​c​r​o​b​i​o​l​o​g​i​q​u​e​s​-​p​h​y​s​i​q​u​e​s​-​e​t​-​c​h​i​m​i​q​u​e​s​/​e​s​p​e​c​e​s​-​n​u​i​s​i​b​l​e​s​-​e​t​-​p​a​r​a​s​i​t​e​s​/​a​m​b​r​o​i​s​i​e​-​i​n​f​o​/​a​m​b​r​o​i​s​i​e​-​i​n​f​o​/​c​a​r​t​o​g​r​aphie
8https://​the​con​ver​sa​tion​.com/​o​b​a​m​a​-​n​u​n​g​a​r​a​-​l​e​-​v​e​r​-​v​e​n​u​-​d​a​r​g​e​n​t​i​n​e​-​q​u​i​-​e​n​v​a​h​i​t​-​l​e​s​-​j​a​r​d​i​n​s​-​f​r​a​n​c​a​i​s​-​1​31004
9https://​shiny​-pub​lic​.ans​es​.fr/​X​y​l​e​l​l​a​_​f​a​s​t​i​d​iosa/

Auteurs

Christophe Diagne

Christophe Diagne

chercheur post-doctoral dans l'équipe Dynamique de la biodiversité à l’Université Paris Saclay

Les recherches de Christophe Diagne concernent les relations entre biodiversité et changements globaux. Il a initié ses recherches sur l’écologie évolutive contemporaine des interactions hôtes-parasites dans les communautés de petits mammifères de socio-écosystèmes en mutation. Dans le cadre de ses travaux actuels, Christophe Diagne s'intéresse aux implications écologiques, sanitaires et socio-économiques des invasions biologiques à diverses échelles. Il développe également une démarche intégrative intégrant des savoirs interdisciplinaires (écologie, sciences sociales, modélisation informatique).

Boris Leroy

Boris Leroy

Maître de Conférences et biogéographe Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN)

Les recherches de Boris Leroy portent sur la distribution géographique de la biodiversité et sur les facteurs qui expliquent cette distribution : climat, environnement, histoire. Il s’intéresse à l’altération de la distribution géographique naturelle de la biodiversité par les changements globaux (changements climatiques, espèces exotiques envahissantes, destruction d’habitat). Ses recherches portent également sur les méthodes utilisées en écologie, biogéographie et macroécologie, et il met ses travaux à disposition par le développement et la publication de logiciels libres.

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