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La pandémie relance-t-elle le débat sur le revenu universel ?

Le revenu minimum universel, utopie ou disruption ?

Richard Robert, journaliste et auteur
Le 13 octobre 2021 |
5 min. de lecture
En bref
  • Formalisée dans les années 1980, l’idée d’un « revenu minimum universel » est longtemps restée marginale, pour ne pas dire utopique.
  • Plus récemment le Kenya, l’Inde et la Finlande ont lancé des expérimentations, la Suisse a organisé un référendum et, en 2020, les États-Unis ont distribué 1200 dollars par personne à tous les ménages pour faire face à la pandémie.
  • Ses défenseurs affirment qu'il est simple, équitable et efficace, faisant référence au fait que malgré les sommes énormes consacrées au « social », la pauvreté n’a pas disparu des pays riches.
  • Mais à ses critiques pointent du doigt l’incitation à travailler ayant pour risque de vider certains emplois de leur attrait et renchérirait considérablement le coût d’autres.
  • L’idée d’un revenu minimum universel soulève donc des objections aussi sérieuses que les justifications qui viennent à son appui.

La pandémie a mis au cen­tre des débats une idée qui fut longtemps mar­ginale : le revenu min­i­mum uni­versel. L’un de ses effets les plus intéres­sants tient à sa capac­ité à faire émerg­er de nou­velles représen­ta­tions. Cette idée soulève des objec­tions aus­si sérieuses que les jus­ti­fi­ca­tions qui vien­nent à son appui. Inno­va­tion de rup­ture, elle doit être prise au sérieux et con­stitue un out­il de prospec­tive, utile pour imag­in­er l’avenir mais aus­si pour mieux com­pren­dre le présent.

Une sortie de l’utopie ?

Apparue lors de la Grande Dépres­sion et for­mal­isée dans les années 1980, l’idée d’un « revenu min­i­mum d’existence » ou d’un « revenu min­i­mum uni­versel » est longtemps restée mar­ginale, pour ne pas dire utopique. En dehors de l’Alaska, qui en avait fait un moyen de redis­tribuer la rente pétrolière, décideurs et pop­u­la­tions ne sem­blaient pas intéressés. Mais en quelques années tout s’est accéléré : le Kenya, l’Inde et la Fin­lande ont lancé des expéri­men­ta­tions, la Suisse a organ­isé un référen­dum (per­du). Et c’est aux États-Unis, à la faveur de la pandémie, qu’a eu lieu en 2020 l’initiative la plus puis­sante, avec la dis­tri­b­u­tion à tous les ménages de chèques de 1200 dol­lars par personne.

De quoi s’agissait-il : d’une poli­tique moné­taire du type heli­copter mon­ey, prônée jadis par Mil­ton Fried­man ? D’une poli­tique sociale (com­pen­sant la faib­lesse de l’État-providence améri­cain) ? D’une poli­tique de relance par la con­som­ma­tion ? Le sim­ple fait qu’on puisse pos­er ces ques­tions pointe la plas­tic­ité d’un con­cept dif­fi­cile à faire ren­tr­er dans les caté­gories tra­di­tion­nelles. Son car­ac­tère dis­rup­tif se lit aus­si dans l’étonnante var­iété des familles intel­lectuelles et poli­tiques qui le défend­ent (voir l’entretien avec Julien Damon). Sa puis­sance tient dans sa sim­plic­ité. Sa per­ti­nence fait débat. Mais en faisant momen­tané­ment vol­er en éclats la ques­tion du coût de cette mesure, la pandémie a ouvert un espace à la réflex­ion. L’instauration d’un revenu min­i­mum uni­versel est désor­mais une option prise au sérieux.

De nouvelles représentations

L’un de ses effets les plus intéres­sants tient à sa capac­ité à faire émerg­er de nou­velles représen­ta­tions. Par exem­ple, à l’évocation de son coût exor­bi­tant, ses pro­mo­teurs objectent la part con­sid­érable de la pro­tec­tion sociale dans les pays dévelop­pés. La France détient le record avec 32 % du PIB, mais au sein de l’OCDE la moyenne tourne autour de 25 %. La com­plex­ité de ces sys­tèmes soci­aux va de pair avec des coûts de ges­tion con­sid­érable, et en les sup­p­ri­mant, l’instauration d’un revenu min­i­mum uni­versel pour­rait représen­ter en réal­ité une économie.

Autre exem­ple, quand nous réfléchissons aux revenus que nous pro­cure notre tra­vail, nous avons ten­dance à rap­porter notre rémunéra­tion à l’intensité de nos efforts, à nos com­pé­tences, ou au temps que nous y pas­sons. L’idée du revenu uni­versel éclaire tout ce qu’oublie une telle représen­ta­tion. En par­ti­c­uli­er, nous sommes en quelque sorte des ren­tiers béné­fi­ciant des inno­va­tions accu­mulées et des efforts des généra­tions précé­dentes. En toute rigueur, une bonne par­tie de notre rémunéra­tion cor­re­spond à cette rente. La part de nos efforts, de notre tal­ent, de notre temps per­son­nel, dans cette optique, devient mineure. L’idée d’un revenu uni­versel traduit alors notre réal­ité col­lec­tive : nous sommes tous des rentiers.

Le jeu des justifications

Ces ren­verse­ments d’optique ouvrent sur le panora­ma très var­ié des jus­ti­fi­ca­tions. On en retien­dra trois ici. La pre­mière est la sim­plic­ité, par con­traste avec la com­plex­ité des sys­tèmes édi­fiés au fil du temps dans les pays dévelop­pés. Cette sim­plic­ité est asso­ciée à une meilleure lis­i­bil­ité du sys­tème, à de moin­dres coûts de ges­tion, à une reprise de con­trôle poli­tique sur l’énorme édi­fice de la pro­tec­tion sociale. La sec­onde est l’idée de jus­tice. Un peu comme la flat tax qui met tout le monde à la même enseigne en matière fis­cale, l’idée d’une allo­ca­tion uni­verselle a la ver­tu de tranch­er les débats sans fin sur les droits et les mérites des dif­férentes caté­gories d’allocataires.  La troisième est l’efficacité. Force est de con­stater que bien des béné­fi­ci­aires poten­tiels des sys­tèmes actuels passent à tra­vers les mailles du filet, prin­ci­pale­ment en rai­son du « non recours » dû à de mul­ti­ples fac­teurs (mau­vaise con­nais­sance du sys­tème, illet­trisme, honte sociale). En dépit des sommes énormes con­sacrées au « social », la pau­vreté n’a pas dis­paru des pays riches.

Une proposition critiquée

Mais à ces jus­ti­fi­ca­tions répon­dent des cri­tiques tout aus­si puis­santes. La jus­tice, notam­ment, est à la fois bien et mal servie par l’idée d’un revenu min­i­mum uni­versel. L’idée de récom­penser l’effort, le tra­vail, de val­oris­er le tal­ent est cen­trale dans nos sociétés et nour­rit une cer­taine idée de la jus­tice, qui serait mal­menée par l’instauration d’un revenu min­i­mum uni­versel. D’un point de vue économique, la ques­tion cen­trale est celle de l’incitation à tra­vailler. De nom­breux métiers ne sont assurés aujourd’hui que par le salaire qu’ils rap­por­tent. L’instauration d’un revenu uni­versel dans sa ver­sion la plus ambitieuse (entre 1000 et 2000 euros par mois dans les pays rich­es, suiv­ant les ver­sions) risque de les vider de leur attrait, et renchéri­rait con­sid­érable­ment le coût de cer­tains emplois, au risque de désta­bilis­er com­plète­ment l’économie. Troisième objec­tion : prise à l’échelle d’un pays, la déci­sion d’instaurer un revenu min­i­mum uni­versel d’un niveau sig­ni­fi­catif aurait des effets désta­bil­isa­teurs en ter­mes d’immigration. C’est pourquoi cer­tains pro­mo­teurs de cette idée évo­quent d’emblée un niveau mon­di­al – ce qui ouvre sur des ques­tions aujourd’hui insol­ubles compte tenu des dif­férences de développe­ment dans le monde.

Un outil de critique et de prospective

L’idée du revenu min­i­mum uni­versel soulève donc des objec­tions aus­si sérieuses que les jus­ti­fi­ca­tions qui vien­nent à son appui. Son prin­ci­pal intérêt aujourd’hui est dou­ble. Tout d’abord, son car­ac­tère pro­fondé­ment dis­rup­tif – au dou­ble sens de per­tur­bant et inno­vant – per­met de relancer les réflex­ions sur les mod­èles soci­aux, avec des angles inex­plorés et des représen­ta­tions renou­velées. Ensuite, en étant liée à des imag­i­naires poli­tiques et intel­lectuels très dif­férents, elle recon­stitue un espace de débat, ouvert et viv­i­fi­ant, sur des ques­tions qui ont été longtemps fer­mées, pour ne pas dire blo­quées. C’est donc un out­il de prospec­tive, qui nous per­met à la fois d’explorer les pos­si­bles du monde de demain (sur une planète plus dévelop­pée, plus robo­t­isée, où la ques­tion du tra­vail humain devient moins cen­trale, pourquoi pas ?) et de regarder d’un œil neuf le monde dans lequel nous vivons.

Auteurs

Richard Robert

Richard Robert

journaliste et auteur

Éditeur du site Telos et auteur, Richard Robert enseigne à Sciences-Po. Il a dirigé la Paris Innovation Review de 2012 à 2018. Derniers ouvrages : Le Social et le Politique (dir., avec Guy Groux et Martial Foucault), CNRS éditions, 2020, La Valse européenne (avec Élie Cohen), Fayard, publié en mars 2021.

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